Violence des religions

Publié le par Garrigues et Sentiers

Le 15 février, René Guyon a posé une question1 qu'on peut résumer ainsi : vous, Chrétiens, comment vous débrouillez-vous avec cette violence qui a marqué l'histoire de la chrétienté ?
Cet article est un essai de réponse qui ne résout rien, mais voudrait donner des pistes de réflexion.
Il faudrait aussi faire le même travail pour expliquer comment l'Église est arrivée à faire fuir tous ces contemporains avec lesquels nous partageons tant de valeurs communes.

Depuis la nuit des temps les religions ont occasionné des guerres, des violences. Pour les Chrétiens, et d'autres, cela pose une vraie question. Leur religion qui se veut fondée sur l'amour est en totale contradiction avec ces pratiques, elle ne peut pas les ignorer, il faut pour le moins en éclairer les ressorts car cette histoire est insupportable et prendre les mesures nécessaires.

Un cycle continu de violence

Nous nous limiterons à l'Occident, ce qui ne signifie pas qu'en Asie rien ne se soit passé (confucianisme, taoïsme, hindouisme, bouddhisme, n'ont pas toujours été en paix, loin s'en faut !). Les Grecs et les Romains avaient des religions "accueillantes"  : on n'était pas obligé d'y croire et ils agrégeaient volontiers les dieux des autres. Mais la religion était le ciment de la cité, et à ce titre elle devait être respectée et acceptée. Socrate en a fait les frais, et plus tard les premiers chrétiens, pourchassés parce que considérés comme athées puisqu'ils récusaient les autres dieux.
C'est par la suite que la violence a pris son ampleur. Théodose, à la fin du 4e siècle a inauguré ce cycle de persécutions et de guerres qui ne s'est plus arrêté. Puis on a assisté aux conquêtes musulmanes, aux croisades, extérieures et intérieures (contre les Albigeois et d'autres, l'inquisition), à la "conversion" de l'Amérique du Sud, aux guerres de religion, aux exactions contre les "mal-croyants", cela jusqu'au 19e siècle. Si depuis deux siècles cela s'est calmé, cela semble dû essentiellement à la perte de pouvoir des Églises plutôt qu'à une paix retrouvée2. Le rejet des mal-croyants a continué à prospérer et Monseigneur Lefebvre (et ses affidés) nous aurait bien volontiers éliminés s'il l'avait pu, il s'est contenté de nous promettre l'enfer ! Enfin, dernier avatar, Daech et l'islamisme actuel.

Des raisons diverses de cette violence.

Si tous ces événements sont liés à la religion, on ne peut pas les amalgamer trop facilement, ils ont des sources assez différentes. Les conquêtes musulmanes étaient d'abord des conquêtes et ne se préoccupaient pas de convertir les peuples, simplement de les asservir. Les chrétiens et les juifs ont très bien vécu sous la férule musulmane, simplement avec un statut inférieur. Les Croisades ne désiraient pas non plus convertir et avaient sous couvert de religion des origines beaucoup plus terre-à-terre, que ce soit le désir de conquête ou celui de régler des problèmes intérieurs, envoyant à la guerre des seigneurs bien encombrants. Elles étaient marquées cependant du sceau de la religion, le tombeau du Christ était sacré et devait être "protégé", c'est-à-dire que le pays devait être soumis à l'Église.
Par la suite, inquisition, croisades intérieures, guerres de religion ont été marquées par la volonté de convertir, tout le monde devait croire comme un seul homme et il fallait éliminer les mécréants. Les raisons politiques étaient aussi bien présentes, la religion avait bon dos ! On ne peut lui imputer toute cette violence sans un certain discernement. De même actuellement les islamistes tuent au nom de la Foi, mais nous savons que le désir de puissance de leurs dirigeants est le moteur essentiel de leur action qu'ils cachent à ceux qu'ils envoient exécuter leurs basses œuvres.

À cette époque tout le monde avait une religion qui était étroitement imbriquée au pouvoir, toute action avait ainsi un côté religieux et Dieu était invoqué dans toute situation ("tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens"). On ne peut pas tout lui imputer! Les choses ne sont jamais claires, mais nous, Chrétiens, ne pouvons pas nous contenter d'expliquer ces violences par des raisons uniquement politiques. La conception de notre foi a été engagée, c'est bien au nom de notre foi et de Dieu que ces violences ont été souvent perpétrées. Il est de notre devoir d'analyser cette situation.

Des clés de compréhension.

Une première clé pour comprendre ces violences est le couple nomade/sédentaire. L'humanité a d'abord été nomade. Elle se déplaçait au gré des pâturages, des aléas climatiques, à la recherche de nouveaux emplacements. Il n'y avait pas de but défini, de recherche de l'Eldorado. Et c'est ainsi que l'homme a occupé la Terre. Puis a commencé la sédentarisation, et donc les frontières, le "nous sommes chez nous" qui refleurit actuellement. On se déplace vers un paradis (la Terre Promise). Ce paradis une fois défini, approprié, le Pouvoir s'est installé. Toujours des hommes ont exprimé une autorité, avec la sédentarisation elle s'est muée en pouvoir. Et le pouvoir a voulu toujours plus de sédentarisation : on ferme, on verrouille, on dirige, on exclut. De simples luttes pour protéger le pâturage, on est passé aux guerres pour défendre son territoire, droit absolu de propriété, pour conquérir le territoire de l'autre afin d'étendre son propre pouvoir. L'identité des peuples s'est ainsi raffermie, l'identité de chacun face à celle de l'autre. Cette identité a été marquée par le culte des ancêtres et des dieux attachés au peuple, mais le pouvoir s'en mêlant elle s'est opposée à l'identité des autres. Commence alors la violence identitaire qui est automatiquement une violence religieuse. La religion relie entre elle une population, lien fondé sur le culte des ancêtres et des dieux attachés à ce peuple. Territoire et religion sont intrinsèquement liés et cause de toute violence vis-à-vis de ceux de l'extérieur. Rappelons ce décret de György Thurzo, Palatin de Hongrie, édicté en 1610 : Cujus regio, ejus religio.

Une seconde clé de compréhension est la notion de sacré. La Patrie est sacrée, ainsi que le dieu attaché au territoire. Le sacré répond au besoin d'un ordre indiscutable, de trouver sa place dans le monde dans un cadre sécurisant. "Γνῶθι σεαυτόν, gnothi seauton" ou "connais-toi toi-même". Il s'agit de connaître sa place et de s'y tenir. L'homme, inséré dans le groupe où il trouve son identité ainsi sacralisée, peut alors assumer les conduites les plus folles, il ne fait que son devoir. L'exemple des Nazis, celui des kamikazes actuels sont évidents. Dieu, le Roi, l'État-Nation, la Révolution, voilà des réalités sacrées au nom desquelles on a massacré. Puis les symboles et pas seulement les dieux sont devenus sacrés, intouchables. Celui qui y touche détruit l'ordre des choses, dangereux il doit mourir. Le "mécréant" est d'autant plus dangereux qu'il est de l'intérieur. On peut sourire des tabous qu'on trouve en pays Dogon, avec les interdits de toucher telle ou telle pierre ou objet, mais le chevalier de la Barre a été exécuté pour ne pas s'être découvert devant le "Saint Sacrement". Nos ancêtres étaient nombreux à ignorer presque tout de la religion, tout comme les kamikazes actuels ignorent à peu près tout de l'Islam. L'important était qu'ils ne mettent pas en cause cette Foi et qu'ils se soumettent au pouvoir sensé la défendre. La notion de sacré dépasse largement les religions, et c'est bien en s'appuyant sur la sacralisation du "peuple prolétaire" que Staline, symbole de pouvoir s'il en est, a éliminé 20 millions de gens et soumis des centaines de millions. Les partis Communistes qui le soutenaient, refusant de voir la réalité, étaient animés par cette notion de sacré qui les menait à condamner tous les autres et à défendre l'indéfendable.

Catholicité et Oumma

Les grandes religions se sont étendues, l'Occident est devenu chrétien, l'Orient et le Nord de l'Afrique sont musulmans. Les religions dépassent ainsi les frontières. Les guerres de pouvoir entre les nations ne peuvent plus se justifier par la religion. Charles Quint et François Premier étaient catholiques. Cependant la séparation des Protestants a encore permis d'appuyer sur la religion certaines guerres, mais cela est marginal depuis quelques siècles1. Par contre l'identité forte fondée sur le Dieu sacré et la sacralité des symboles a continué à sévir et engendrer des violences. La catholicité des Chrétiens (c'est-à-dire son universalité) et l’Oumma musulmane prétendent chacune unifier le monde et donc vont justifier tous les combats contre ceux qui n'entrent pas dans ce projet. Les Croisades sont une guerre entre deux hégémonies au nom de la vérité et d'une Foi qui nie à l'autre son droit d'exister. Et dans un tel contexte, le droit d'apostasie est nié, l'apostat mérite la mort, d'un côté comme de l'autre. Au delà de ces guerres extérieures, chacune de ces deux religions a mené une guerre intérieure (Chiisme contre Sunnisme par exemple, catholiques contre protestants, inquisition catholique, application de la charia en pays d'Islam, la liste pourrait s'allonger).

Une religion "sans religion"

Sédentarisation, sacralisation, besoin d'identité intouchable (sacrée) expliquent toutes ces violences. Mais peut-on passer au-delà ? Islam et Christianisme prétendent répondre à un Dieu bon, Dieu d'amour. Si l'on voit comment on en est arrivé là, il faudrait voir ce qui n'a pas fonctionné pour l'éviter et ce qu'il faut éviter actuellement. Nous nous attacherons à la question des chrétiens, laissant aux musulmans la charge de leurs propres réponses.

Par deux fois le christianisme a tenté une désacralisation. La première fois, c'est Jésus qui a commencé, il a été suivi pendant deux siècles environ, pas plus. Puis la Réforme a de nouveau tenté, mais cela a tenu très peu de temps (la Genève de Calvin en a subi les conséquences !). Encore actuellement la "Parole de Dieu", le prêtre, le dogme ont un caractère sacré, et donc intouchable. Et pourtant le monde n'est pas sacré, il n'y a non plus pas de vérité sacrée (le Christ est la Vérité). S'il y a quelque chose de sacré, ce serait le but, mais il nous est inconnu, alors... Nous sommes invités à aller sur un chemin non défini, comme les nomades, en nous laissant interpeller à toutes les étapes. Dieu, par Jésus, nous lance un appel, dans notre liberté, à venir à lui au travers de nos vies qui ne sont pas tracées. Si nous avons besoin d'organisation pour pérenniser notre Foi, celle-ci n'a pas de caractère sacré et peut toujours être remise en question. Cela n'enlève rien à la place du pape et des Évêques et à notre respect envers eux, mais le pape est le "serviteur des serviteurs de Dieu" et non le détenteur d'un pouvoir donné d'En Haut. Son autorité lui est donnée d'En Haut, mais autorité n'est pas pouvoir. Depuis les années 50 l'Église catholique essaye timidement d'avancer sur une telle voie, cela est motif d'espérance. Les Réformés ont des longueurs d'avance, les "Évangélistes" semblent reculer. Il aura fallu attendre le pape actuel pour que cette espérance prenne un peu de relief. Les réactions violentes des fondamentalistes chrétiens et même d'une partie non négligeable d'autres catholiques montrent qu'il n'est pas facile de se lancer sur des chemins de liberté, mal balisés, de renoncer à s'appuyer sur du sacré gage de sécurité. Dans un monde soumis aux pouvoirs, Jésus nous a révélé un Dieu d'impuissance. À partir de là comment pourrions-nous utiliser de la puissance pour amener à lui (à nous ?) ceux qui parcourent d'autres chemins ?

Il nous faut réfléchir sur le statut de la religion (qui n'est pas la Foi mais participe à son expression). Les propos tenus par les religions deviennent rapidement des propos hors du langage, dans une pensée autre, réservée à des initiés. Jésus, lui, en appelle à la responsabilité de tous. Karl Barth a écrit : « C'est par cette prétention à mettre sa main sur Dieu, que la religion est exactement le contraire de la religion ». Ce propos provocateur distingue la "religion" qui nous anime et ce que devrait être la "religion" rassemblant des hommes pour se tenir devant Dieu. La Révélation s'oppose d'abord à la religion, puis elle l'abolit, et enfin l'assume : cette religion assumée par la Révélation est complètement transformée. C'est cette religion assumée par la Révélation qui doit nous animer. La Parole de Dieu, c'est le Christ, personne n'en est maître, la communauté des croyants n'en est que le témoin. Elle ne peut servir à définir notre identité ou à exclure qui que ce soit.

Marc Durand
22 février 2017

1 – http://www.garriguesetsentiers.org/2017/02/pour-en-finir-avec-dieu.html
2 – La seule guerre de religion moderne interne au christianisme serait celle d'Irlande. On retrouve une question d'identité d'un peuple, déclinée à travers une religion définie, mais cela semble essentiellement une question d'identité.

Publié dans Signes des temps

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L
« C'est par cette prétention à mettre sa main sur Dieu, que la religion est exactement le contraire de la religion ».Les deux derniers paragraphes - dont j'apprécie le commentaire par Pierre Locher - me semblent dessiner les contours spirituels et intellectuels d'une nouvelle vocation de l'Eglise. Et peut-être le tracé d'une frontière entre cette Eglise de la découverte de l'au delà du dogme, et une institution où tous ceux qui se reconnaissent dans la citation de Karl Barth étouffent..
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P
Bonjour,<br /> <br /> Assez d'accord avec Marc DURAND sur la deuxième partie de son intervention. Ce n'est pas la religion, au sens de partie visible d'une foi, qui pose problème, c'est le sacré sorti du tréfonds de l'humain pour fabriquer une religion d'où la spiritualité est absente. Le sacré est une fabrication de l'homme, comme le père d'Abraham fabriquait des petites statuettes en terre cuite, mais Abraham a entendu la voix qui lui disait : « Quitte les tiens, pars vers le pays que je t'indiquerai ». Dit autrement, il abandonne la fabrication d'idoles sacrées et répond à l'appel à la sainteté d'un Dieu Tout Autre en qui il met sa confiance.<br /> <br /> Claude GEFFRÉ, qui vient de nous quitter écrivait : « Le message judéo-chrétien rejoint en tout homme l'aspiration à se libérer de la violence du sacré ». Oui, la violence dans les religions existe bien, à chaque fois qu'elles fabriquent du sacré, chaque fois qu'elles se fabriquent un dieu, au lieu d’accueillir un Créateur. Plutôt que de parler de religions, je préfère parler de spiritualités, et on pourrait répondre à Richard DAWKINS : « Imaginez un monde sans spiritualité », je pense qu'il aurait un peu plus de difficultés à écrire un livre sur le sujet !
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G
Et voici un PowerPoint qui complète ce qui est dit dans le commentaire précédent.<br /> https://www.dropbox.com/s/1nt3nrnjazix77r/PowerPoint_Religion_et_Torture.pptx?dl=0<br /> Les religions sont sources de violence si<br /> On fait de la vérité un absolu<br /> Il ya collusion entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel<br /> Quand des conflits de natures différentes sont maquillés en conflits religieux
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G
Voici un lien donnant accès à la revue de l'Action des Chrétiens pour l'Abolution de la Torture (ACAT) consacrée à un colloque interreligieux sur "Torture et Religion" et à un numéro de la Fédération des Réseaux du Parvis "Les religions sont-elles violentes?" qui donnent de nombreux compléments à cet article<br /> https://www.dropbox.com/s/58s1tanhttv9pqd/ACAT%20Parvis.pdf?dl=0
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