Quelle dictature choisir ?
L’article de Didier Lévy, Esprit des Lumières versus empoisonnement des esprits : ouverture d’un nouveau chapitre ? a suscité chez l’un de nos fidèles internautes ce commentaire que nous publions comme article pour en faciliter la lecture.
G & S
L’article de Didier Lévy à propos du monde que nous voyons changer sous les coups de boutoir de Trump et Cie nous donne une bonne analyse succincte qui fait froid dans le dos. En l’occurrence, ce qui me semble terrible, c’est l’inversion des rapports entre les ultra-riches – ils ont toujours existé et pesé sur leurs gouvernements, et les gouvernements. Maintenant ce seraient eux, les Musk, Bolloré et consorts qui gouverneraient le monde, les gouvernements devenant leur bras armé pour faire appliquer leurs diktats.
Par ailleurs ils ont mis la main sur l’intelligence artificielle (qui n’a rien d’intelligent, ce vocable est une escroquerie) qui, de par sa technique consistant à mouliner les données les plus moyennes, est un outil formidable pour développer une idéologie moyenne mondiale uniformisée. Les Musk et consorts nous volent nos données sans vergogne et se chargent de les mouliner pour imposer la vue qui les sert. Ils prétendent renforcer la liberté, tout en soutenant les attaques violentes contre ceux qui ne se soumettent pas, les réduisant petit à petit au silence.
Toute idée originale doit être lissée, toute pensée opposée à la politique mondiale voulue par eux doit être annihilée... au nom de leur liberté d’expression.
Il n’y a plus de régulation, même a posteriori, tout mensonge est autorisé, mais les applications de leurs réseaux ramènent systématiquement la vérité à leur vérité qui est déclarée « post-vérité » dans un monde « post-moderne ». Et sans base de vérité, tout débat est impossible, il n’y a plus que la force brute de celui qui a les outils.
Déjà nous en avons des prémisses ici, lorsqu’on taxe d’antisémites (et donc interdits) des propos qui ne suivent pas la politique de nos élites vis-à-vis du gouvernement d’Israël, quand on parle de terrorisme à propos de quantités d’oppositions afin d’en empêcher l’expression, quand finalement on rejette sciemment toute une population qui ne plaît pas à ceux qui nous dirigent.
Il me semble que si on réfléchit un peu, on peut se rendre compte de ces dangers. Je voudrais évoquer une autre situation, banale et qui à force de banalité passe sous les radars, la situation des pays sous « régime autoritaire », terme employé pour ne pas dire « dictature ». Tant qu’un pouvoir ne tue pas ses opposants, qu’on n’est pas tenu au culte du chef, on se contente de le déclarer autoritaire. Mais il n’est pas besoin de tuer physiquement pour dominer des populations.
L’exemple de Singapour
Prenons l’exemple de Singapour, dirigé par la même famille depuis sa fondation dans les années 60. Réussite économique bien réelle qui permet de l’encenser sans trop savoir sur quoi elle s’appuie (ce n’est pas notre propos ici, on montrerait que la propreté du développement est bien discutable) ni de juger le régime qui dirige. À Singapour, les caméras sont partout, de même que la reconnaissance faciale. Aucune infraction n’est tolérée, aucune erreur, ce qui signifie que tout le monde est « en tort ». Il vous est arrivé de traverser hors des clous, de courir là où il ne faut pas, de mal garer votre voiture, de mal remplir un formulaire... Tout est enregistré, et lorsque la police vous pincera pour un « délit » qui ne serait même pas mentionné ici, elle ressortira une dizaine ou plus d’infractions que vous ignorez mais qui ont été notées, et la sanction tombera, amende, prison. Personne n’est à l’abri.
Deux exemples : lors de la fête nationale, tout le monde met un drapeau à la fenêtre (sauf les « mauvais citoyens », bien sûr). Une famille française résidente a eu l’idée d’étendre le drapeau sur sa table de salon et d’en faire une photo, envoyée à on ne sait qui. Dénoncés à l’instant, ils ont écopé d’une amende et ont été expulsés sans ménagement, avant de comprendre quel délit ils avaient commis.
Il est interdit de fumer du hash, même chez soi. Mais un pays voisin (la Thaïlande, je crois) vient d’autoriser d’en fumer. Une loi est aussitôt sortie : tout citoyen, ou résident (donc d’une autre nationalité), qui fumerait du hash à l’étranger est coupable d’un délit et sera puni à son retour. On n’est pas seulement pisté dans le pays, mais aussi à l’étranger ! On dirige votre comportement à l’étranger ! La délation étant devenue « normale », la menace n’est pas vaine. Au passage, la possession de 15 grammes d’héroïne (ce qui est très vilain, je le concède) est punie automatiquement de la peine de mort…
À cela s’ajoute le climat général. Combien d’affiches, dans les rues, dans le métro, appelant à la délation ! Le métro est truffé d’affiches annonçant les amendes qui nous attendent si nous mangeons à l’intérieur, si nous mettons un pied sur une banquette, si nous jetons un papier, etc. On forme toute la population à la délation, et ça marche ! Un chauffeur de taxi privé n’a pas le droit de transporter un enfant de moins de 1mètre 30. Sous une pluie battante, une famille avec un petit enfant demande au chauffeur (qu’ils avaient appelé par téléphone) de les prendre quand même, ils n’allaient pas loin : il a refusé nettement, désolé, mais expliquant que si quelqu’un le voyait (et il y a partout des caméras en plus des passants délateurs), c’était la prison pour lui.
Alors tout le monde marche dans le bon sens. Nulle foule débordante, nulle cohue alors qu’il y a de grandes foules, métro et rues d’une propreté exemplaire (ne perdez pas un mouchoir en papier !) (1), des enfants et des adolescents d’une tenue impeccable à faire peur. Pour les touristes (qui doivent cependant être prudents) c’est bien confortable, reconnaissons-le !
À la sortie de l’école maternelle, on photographie chaque soir le parent avec l’enfant qu’il est venu chercher, photo datée, évidemment, qui va dans un fichier (on prend même la température de l’enfant pour montrer que l’école ne l’a pas rendu malade !).
Ce qui est très inquiétant, ce n’est pas que Singapour soit un îlot de salubrité bien dirigé, mais que la population ne sache pas qu’il y a d’autres façons d’être un bon citoyen, qu’il pourrait en être autrement. Contrairement à d’autres dictatures, les autorités œuvrent à un développement de l’État au service des citoyens, enfin des « vrais citoyens » (les habitants sont divisés en cinq classes, hiérarchisées, la cinquième est celle des ouvriers immigrés... qui sont logés en dortoirs). Mais la population a intégré cette « morale citoyenne » faite d’ordre et de délation. Elle ne connaît que la bonté de ses dirigeants. Pour le moment l’Europe semble épargnée, les Fico, Orban, Erdogan et autres sont dictatoriaux, mais leurs peuples n’ont pas encore intégré que ce soit pour leur bien. Devant la déferlante qui nous attend, évoquée par Didier Levy, combien de temps cela va-t-il tenir ?
Il serait peut-être temps que les grandes religions, qui ont d’autres références que cette sorte de « bien » mortifère de ces régimes, travaillent avec leurs adeptes pour les empêcher de s’endormir. Mais le veulent-elles seulement ou sont-elles « l’opium du peuple » ? Il y a là un véritable enjeu.
Marek Zavod
(1) Enfin il y a un bémol. Dans les quartiers un peu excentrés où tombe la densité des caméras, la propreté tombe aussi, comme si la population revenait aux réflexes ordinaires quand l’œil omniscient de « papa » n’est plus là.