Si Judas avait été Juda... (1)
Ce n’est pas sans émotion que je vous propose, au cœur de ce Carême, d’aborder un sujet sur lequel tout semble avoir été dit, au moins dans les Églises chrétiennes.
Il est si difficile que, pour aller le plus loin possible en respectant les formats lisibles dans le cadre d’un blog, je vous proposerai (une nouvelle fois) de découper cet article en plusieurs parties.
Nous mettrons donc en ligne successivement :
Judas est Ioudas en grec des évangiles.
Mais il est évident que ce Judas-là a, même si les textes grecs des évangiles ajoutent un sigma à son nom, le même nom que le Juda du livre de la Genèse, le quatrième fils de Léa, première femme de Jacob (qu’elle a épousé par ruse, alors que Jacob désirait se marier avec sa sœur cadette, Rachel et aima Rachel plus que Léa).
À sa naissance, Léa dit : « cette fois je rendrai grâce au Seigneur » ; c’est pourquoi elle l’appela Juda (Genèse 29,35).
Juda (Judas) est Yehoudah en hébreu et vient en effet d’une racine verbale yadah : louer, rendre grâce. Juda signifie donc : louange à Dieu.
Judas et le nom de Dieu
Il est curieux – et important – de noter que le nom de Juda a la particularité de comporter – dans l’ordre – les quatre lettres du Tétragramme sacré, le nom de Dieu imprononçable, YHVH. On peut le transcrire en YHVDH
C’est à ma connaissance le seul patronyme hébreu qui a cette particularité.
On a déjà vu, il est vrai – dans l’article Qui et l’agneau de Dieu incarné – que, pour les kabbalistes chrétiens, le nom de Jésus peut être lu YhShVH, avec la lettre shin au milieu du Tétragramme sacré.
Jésus partagerait alors la particularité avec son ancêtre Juda d’avoir un patronyme composé du Tétragramme sacré accueillant une autre lettre en son sein de l’alphabet hébraïque, mais dans le cas de Jésus on est en présence seulement d’une construction de kabbaliste qui n’est valable que phonétiquement.
La valeur de ces deux noms – Yeshouah et Yeoudah, YHShVH et YHVDH, 47 et 30 – est 77, nombre de la perfection de la Création, répétition du nombre sacré (représentant ces deux êtres sacrés ?).
Mais si, comme le font parfois les Juifs kabbalistes, on sépare les lettres communes de Yeshouah et
Yeoudah (le Tétragramme) et les deux lettres différentes – shin et dalet – on forme les mots shod YHVH, qu’on est obligé de reconnaître comme voulant dire
violence de Dieu.
Le seul autre sens possible – sein de Dieu – n’a… aucun sens, même si on construit les deux patronymes en mettant une lettre au sein du nom divin et si toute l’ambiguïté du mot shod se retrouve intacte dans l’appellation El Shadday, Dieu nourricier ou dévastateur (excellent exemple du génie de la langue hébraïque qu’on a déjà évoqué par ailleurs).
La relation entre Jésus et Juda(s) ne pouvait donc qu’être fertile ou orageuse, salvatrice ou dangereuse. N’a-t-elle pas été tout cela à la fois ?
Il est curieux aussi de remarquer que le nom de Juda, 4e enfant de Jacob, comporte la 4e lettre de l’alphabet – le
daleth – en 4e position de son nom, au sein des 4 lettres – le tétragramme – du nom de Dieu.
4 est le nombre de la matérialisation, de la structuration du monde (carré posé sur sa base) : 4 éléments, saisons, points cardinaux, fleuves de l’Éden (et la
multitude de nombres 4 dans le livre d’Ézéchiel).
Et il ne faut pas oublier que, selon les évangiles de Matthieu et de Luc, Juda est l’ancêtre de Jésus, ce que Jacob mourant avait annoncé en bénissant son 4e fils (Genèse 49,10) : le sceptre ne s'éloignera pas de Juda, ni le bâton de chef d'entre ses pieds, jusqu'à ce que le Shiloh soit venu et que les peuples lui obéissent. LeShiloh évoqué ici est l’Envoyé (du verbe hébreu shalah, envoyer) de Dieu ; cette prophétie de Jacob est malheureusement passée inaperçue (entre autre) de Matthieu, qui aurait pourtant, dans son évangile, pu étayer la généalogie de Jésus avec une prophétie très pertinente…
Que de Juda dans la Bible !
Le patronyme Yehoudah désigne, en dehors du fils de Jacob, un nombre important de personnages de la Bible, avec des transcriptions différentes :
- Judas Maccabée, qu’on trouve dans les livres du Premier Testament appelés aujourd’hui Livres des martyrs d’Israël
- Judas de Jacques, apôtre, mentionné en Luc 6,16
- Judas Iskarioth, apôtre, celui dont nous traitons ici.
- Judas le Galiléen, auteur d’un soulèvement contre les romains (cité en Actes 5,37)
- Judas, chez qui Paul habite après l’épisode de sa conversion sur le chemin de Damas (Actes 9,11)
- Judas (ou Jude), appelé Barsabbas (ou Barabbas), envoyé à Antioche avec Paul et Barnabé (Actes 15,22)
- Jude, auteur de l’épître qui porte son nom – où il se désigne comme étant frère de Jacques – et qui pourrait être l’apôtre mentionné en Lc 6,16
Mais en hébreu c’est toujours le même nom : Yehoudah.
Yehoudah est aussi le nom du royaume cité en Matthieu 2,6 : et toi, Bethléem, terre de Juda, tu
n'es nullement le moindre des clans de Juda ; car de toi sortira un chef qui sera pasteur de mon peuple Israël. Matthieu y cite approximativement Michée
5,1 : et toi, Bethléem-Éphrata, petite parmi les clans de Juda, c'est de toi que sort pour moi celui qui doit gouverner Israël. On ne sait d’ailleurs pas toujours
très bien en lisant les textes si Juda désigne une tribu, une région, un royaume, une race ou un individu…
Mais le personnage auquel on va s’intéresser de près maintenant est bien sûr Judas apôtre de Jésus, qu’on appelait l’Iscariote.
Iscariote
L’origine généralement admise pour ce mot est : homme de Qariot, qui est un village du sud de la Palestine (cf. Josué 15,25) ; ce serait donc un Judéen, perdu au milieu d’un groupe de Galiléens, ce qui est bizarre.
Mais – vous commencez à me connaître ! – je pense que d’autres étymologies sont possibles :
- le menteur, de la racine shaqar (en hébreu moderne, menteur est encore shaqran)
- le traître, de la racine sachar (prononcer sarar)
- peut-être la transcription du latin sicarius, équivalent de zélote. On remarque que Simon le zélote fait une paire avec Judas dans la liste des apôtres en Matthieu 10,4.
Les zélotes étaient des résistants qui luttaient contre le gouvernement romain. Les plus extrémistes, appelés en latin sicarii (les hommes au poignard), utilisaient des moyens terroristes, comme l’assassinat des collaborateurs juifs et des occupants romains.
Toutefois, pour essayer de sortir un peu de ces étymologies « violentes », il est intéressant de remarquer – ce qu’à ma connaissance je suis le seul à avoir fait à ce jour – que Léa a eu, après Juda, un cinquième fils et qu’elle s’est alors écriée (Genèse 30,18) : Dieu m’a donné mon salaire (sekharyi prononcer serari) pour avoir donné ma servante (Zilpa) à mon mari ; et elle l’appela Issachar (Yissakhar ; prononcer Issarar).
Qui était le 9e fils de Jacob, qui avait eu entre temps deux fils de la servante de Rachel (Bilha) et deux fils de la servante de Léa (Zilpa).
Yissakhar est un nom curieux, qui comporte une lettre absolument
unique dans la Bible.
En effet, la 21e lettre de l’alphabet hébreu a la particularité de se prononcer shin quand elle a un point sur sa partie droite et sin quand le point est sur sa
partie gauche (cf. l’article L’alphabet hébreu, alphabet de la vie). Or
Yissakar s’écrit avec les deux lettres quasi identiques en forme de sin : la première est un sin mais la seconde
n’a aucun point, ni à droite ni à gauche.
Je me demande si ce sin sans point – lettre superfétatoire – d’Yissakhar ne
pourrait pas être celui qui – pour les kabbalistes chrétiens – serait descendu au cœur du Tétragramme sacré pour former le nom de Jésus, comme on l’a évoqué il y a peu à propos du nom de
Juda.
On se rappelle que pour les kabbalistes chrétiens, ce sin est celui du mot séh, qui signifie agneau ; le Tétragramme prendrait ainsi le sens
d’agneau de Dieu – séh YHVH – donnant sa vie pour le salut des hommes…
La tribu d’Yissakhar se consacre entièrement à l’étude de la
Torah ; elle est donc promise à un salaire (ce qui est conforme à son nom !) plus grand que les autres tribus, et est entretenue par la tribu de Zabulon (fils suivant de
Léa). Et les fils d'Yissakhar sont les seuls sachant discerner les moments où Israël devait agir et la manière de
le faire (1er Livre des Chroniques 12,33).
Cet Yissakhar ressemble terriblement à Iscariote :
- leurs noms ont des assonances évidentes (les deux lettres sin différentes correspondraient au isc de Iscariote)
- le nom d’Yissakhar fait allusion au salaire donné par Dieu à sa mère pour avoir livré sa servante à Jacob ; l’Iscariote reçoit une récompense donnée par les grands-prêtres au second pour avoir livré Jésus !
- l’Iscariote a pu penser discerner le moment où Jésus devait se faire connaître et la manière qu’il devait employer pour être reconnu comme Messie, suivant une théorie connue.
- en faisant cela, il voulait pousser Jésus à assumer son nom d’agneau de Dieu (on pourrait dire : donner son sin à Jésus).
De plus, ce Judas Iscariote – Yehoudah Yissakhar, noms des quatrième et cinquième fils de Léa – rassemblerait en son patronyme les deux seuls noms qui comportent une lettre admise à descendre au cœur du Tétragramme ; et il serait bien le seul et unique dans ce cas !
Ce Judas Iscariote a pour valeur numérique 113 (cf. l’article Déchiffrons les lettres hébraïques), nombre de l’expression biydemouto ketsalemo, à sa ressemblance, comme son image (cf. Genèse 5,3 : quand Adam eut cent trente ans, il engendra un fils à sa ressemblance, comme son image, et il lui donna le nom de Seth).
Judas est un homme pleinement homme, fait de la poussière du sol et du souffle de Dieu, selon le récit de la Création dans le livre de la Genèse. Il est – comme Jésus – fils d’Adam, et il est – par la volonté de ce même Jésus – l’un de ses douze apôtres :
le premier, Simon appelé Pierre, et André son frère ;
puis Jacques, le fils de Zébédée, et Jean son frère ;
Philippe et Barthélemy ; Thomas et Matthieu le publicain ;
Jacques, le fils d'Alphée, et Thaddée ;
Simon le zélé (ou le Zélote) et Judas l'Iscariote, celui-là même qui le livra.
Ces douze, Jésus les envoya en mission… (Matthieu 10,2-5)
Tous les douze, y compris Judas !
Chaque évangéliste – qui connaît la suite ! – prend soin d’accoler au nom de Judas une mention
particulière : celui-là même qui le livra, pour Matthieu et Marc ; celui qui devint traître, pour Luc ; Jean ne donne pas de
liste des apôtres mais il met dans la bouche de Jésus ces paroles terribles : « N'est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous, les Douze ? Et l'un d'entre vous est un
diable », puis commente : il parlait de Judas, fils de Simon Iscariote ; c'est lui en effet qui devait le livrer, lui, l'un des Douze (Jean
6,70-71).
Puis, mis à part les versets Jean 6,70-71, il n’est nulle part question de Judas dans le cours des évangiles… jusqu’à l’épisode de l’onction de Béthanie dans
Jean, où l’on voit Judas protester…
Cet épisode – où on voit une femme oindre les pieds de Jésus avec un parfum de nard pur de très grande valeur – pose un problème
que personne ne voit, ou que personne – et surtout pas l’Église – ne veut voir, et qu’il faut – enfin – regarder en face.
En Matthieu et Marc, il est dit qu’il y en eut qui s’indignèrent entre eux du gaspillage commis par cette femme et que Jésus leur répondit :
laissez-la ; pourquoi la tracassez-vous ?… Des pauvres vous en aurez toujours. (Matthieu 26,8 ;
Marc 14,4)
Il faut bien noter que le pluriel est employé partout, puisque Jésus parlait à
plusieurs personnes.
Cependant on trouve en Jean 12,4-6 : mais Judas l'Iscariote, l'un de ses disciples, celui qui allait le livrer, dit : « Pourquoi ce parfum n'a-t-il pas été vendu trois
cents deniers qu'on aurait donnés à des pauvres ? » Mais il dit cela non par souci des pauvres, mais parce qu'il était voleur et que, tenant la bourse, il dérobait ce qu'on y
mettait.
Et Jésus répond, comme dans les synoptiques, mais au singulier : laisse-la, avant d’ajouter (et c’est là le cœur du problème) au pluriel, des pauvres
vous en aurez toujours… (Jean 12,7-8)
Comment expliquer cela, sinon par le fait que Jean – qui est beaucoup plus violent envers Judas que les synoptiques – a voulu, pour le charger particulièrement, lui faire endosser la responsabilité de cette remarque collective en y ajoutant un commentaire virulent et contestable, sinon diffamatoire : si Judas avait vraiment volé dans la caisse commune, on peut se demander si les autres évangélistes n’en auraient pas parlé eux aussi.
Pour cela, il a modifié le texte de sa source en mettant au singulier le début de la réponse de Jésus… mais en laissant malencontreusement subsister dans la seconde partie le pluriel original, qui trahit (c’est le cas de le dire !) ce qu’on peut oser appeler sa mauvaise foi.
À suivre… Prochain article : Judas satanique ou Dieu pervers ?