Présence réelle ? Présence symbolique ?
« … Le geste à la fois si simple et si innovant de Jésus ? » (F. Cassingena-Trévidy cité dans la chronique de Bernard Ginisty, De « ma » messe à la « révolution eucharistique »).
Des gestes et des mots qui désignent la Cène et que les chrétiens répètent de célébrations en célébrations depuis des millénaires. Non sans s’être désaccordés sur leur sens, la divergence des interprétations allant jusqu’à se radicaliser dans des déchaînements horriblement meurtriers. Démonstration de la folie que produisent les fanatismes, capable de dégrader un message d’amour et de paix, et de faire d’une invitation à reproduire ces mêmes gestes et ces mêmes mots en mémoire de leur auteur - un messie ‘’symbole de l’union, de la fraternité et de l’amour » - une justification de la commission d’actes indicibles de haine et de mort.
Les mots de la Cène, les « Ceci est mon corps », « Ceci est mon sang », ne portaient-ils pas en eux-mêmes une incitation ou une assignation au questionnement et à l’approfondissement ? Sur quelle consécration s’ouvre la rupture du pain et la bénédiction du vin qui les accompagnent ? L’intellection s’est schématiquement partagée dans l’alternative opposant présence réelle et présence symbolique, avec toutes les variations dont cette dernière s’est enrichie. Et non sans que se pose la question préalable, comme une sorte de motion de rejet de toute prétention à détenir la réponse de l’orthodoxie : ce que signifie la Cène ne relève-t-il pas de l’inconnaissable qui prend place dans la Parole de Dieu ? Un inconnaissable et un non intelligible, dont l’expression la plus exemplaire réside dans le « Je suis qui je serai » énoncé à Moïse, qui ne rend pas seulement compte d’un ‘’mystère’’, mais qui appelle à une étude et à une réflexion sans fin, et de génération en génération à un dialogue en forme de prière mené par les intelligences humaines avec la Parole (le Fiat Lux étant pour la fin des temps …).
L’affirmation « Vous êtes, vous, le corps du Christ », avec toutes les vertigineuses incidences qu’elle fait ressortir de la Cène, entre dans ce non intelligible, mais en se plaçant tout particulièrement sous la lumière d’une promesse. Démontrant que l’inconnaissable a toute sa part, et qui sait la première, dans la joie spirituelle.
Reste une réflexion qu’on peut se faire en mesurant le nombre et l’étendue des désaccords dont la compréhension de la Cène a été le centre – et leurs conséquences. Tout n’aurait-il pas été plus simple pour les chrétiens si les témoignages évangéliques avaient privilégié le lavement des pieds ? Si celui-ci, répété en mémoire des gestes de Jésus, avait constitué la centralité des célébrations chrétiennes, se substituant ainsi à la déclinaison du partage du pain et du vin. Avec pour premier avantage, pour les catholiques, que la répétition de ce lavement des pieds n’aurait très probablement pas été invinciblement réservé pendant des millénaires à des clercs de sexe masculin : à elle seule, la contrainte de temps attaché à la durée de ce rituel, dès lors que l’assemblée des fidèles aurait été un tant soit peu nombreuse, aurait exigé que tous les baptisés y participassent, et par conséquent les femmes.
Didier Lévy