De « ma » messe à la « révolution eucharistique »
La période de déconfinement après la crise du Covid avait conduit le gouvernement, en 2020, à édicter des règles pour éviter la propagation du virus dans les espaces qui reçoivent le public. Il avait ainsi décrété que toutes les cérémonies relatives aux différents cultes devaient se limiter à trente personnes, quelle que soit la dimension de l’édifice. Cette dernière mesure, quelque peu ridicule, fut cassée par le Conseil d’État. À cette occasion, beaucoup de catholiques avaient manifesté bruyamment pour qu’on leur rende « leur messe ».Cette situation a conduit le frère bénédictin François Cassingena-Trévedy à s’interroger sur ce « retour à la messe » qui risque de masquer ce qu’il appelle « la révolution eucharistique » : « Sous la messe, l’Eucharistie ne s’est-elle pas faite ces temps-ci quelque peu oublier ? Tout le bruit qu’on a fait ne nous distrait-il pas sans cesse d’entrer dans le processus vertigineux qu’a inauguré, pour nous, au soir de sa passion, le geste à la fois si simple et si innovant de Jésus ? » (1).
Dans la liturgie catholique de la messe, il y a un moment où l’on invite le chrétien à « oser » : il s’agit de la récitation collective du « Notre Père », la seule prière que le Christ ait enseignée. Je pense que le « oser être chrétien » a quelque chose à voir avec la signification spirituelle du « Notre Père ». En invoquant Celui que les religions appellent Dieu par l’expression « Notre Père », le Christianisme affirme qu’il serait illusoire de prétendre rejoindre celui que l’on appelle Dieu en faisant l’impasse sur la fraternité universelle issue de « Notre Père ». C’est ce qu’exprime avec justesse Raimon Panikkar, théologien catalan très investi dans l’inter-religieux : « Pour moi le Christ n’est pas un obstacle ou un mur qui sépare, mais le symbole de l’union, de la fraternité et de l’amour. Jésus est certainement un signe de contradiction, mais l’est, non parce qu’il me sépare des autres, mais parce qu’il s’oppose à mon hypocrisie, à mes craintes et à mon égoïsme ; il me rend vulnérable comme il l’est lui-même. Plutôt que d’éviter les autres parce qu’ils sont païens, incroyants, pécheurs – alors que je suis juste – Jésus m’entraîne vers eux » (2).
Dès lors, nous dit François Cassingena : « Il va falloir que nous allions de ma messe à la messe, et puis de la messe à l’Eucharistie, ce qui est l’œuvre de toute une vie chrétienne et de tout le pèlerinage temporel de l’Église vers le Royaume. (…) Nos églises sont-elles ouvertes seulement pour un entre-soi confortable, pour des cérémonies où le rituel distrait du spirituel, pour l’appel racoleur et tapageur à des émotions fugitives, pour l’entretien exténué et morose de la consommation religieuse ? Ou bien vont-elles s’ouvrir pour un questionnement et un approfondissement de nos énoncés traditionnels, pour une interprétation savoureuse de la Parole de Dieu loin de toute réduction moralisante, pour une ouverture efficace aux détresses sociales, pour une perméabilité réelle aux inquiétudes, aux doutes, aux débats des hommes et des femmes de ce temps, en un mot pour la révolution eucharistique ? » Rappelant les mots de la « consécration », considérés comme le centre du rituel de la messe, il écrit ceci : « Ceci est mon corps (Mt 26,26), toujours au péril d’être chosifié, doit être sans cesse équilibré, éclairé par l’affirmation paulinienne : « Vous êtes vous, le corps du Christ » (1Co 12,27). Peut-être que la véritable « institution » de l’Eucharistie serait-elle à chercher dans la parole de Jésus lui-même : « Quand deux ou trois sont réunis en mon Nom, Je suis là au milieu d’eux » (Mt 18,20) (3).
Bernard Ginisty
(1) Blog François CASSINGENA-TREVEDY, 20 mai 2020.
(2) Raimon PANIKKAR (1918-2010) : Une christophanie pour notre temps, Actes Sud 2001, p. 40-41. Né d’une mère catalane catholique et d’un père hindou, Raimon Panikkar était docteur en philosophie, en chimie et en théologie. Ordonné prêtre en 1946, il enseigne en Inde à partir de 1954. En 1966, il devient professeur de philosophie orientale aux États-Unis d’Amérique à Harvard et à Santa Barbara en Californie. En 1987, il s’installe définitivement en Catalogne où il avait créé une Fondation chargée de promouvoir la tolérance et le dialogue entre les religions. Auteur de plus de 80 ouvrages parmi lesquels on peut citer : Le Christ et l’hindouisme, Centurion 1972 ; Éloge du simple. Le moine comme archétype universel, Albin Michel 1995 ;Entre Dieu et cosmos, une vision non dualiste de la réalité, Albin Michel 1997 ; La Trinité. Une expérience humaine primordiale, Cerf 2003 ; Le silence du Bouddha : une introduction à l’athéisme religieux, Actes Sud 2006 ; La plénitude de l’homme, Actes Sud 2007.
(3) François CASSINGENA-TREVEDY : op.cit.