Rêve européen et rêve américain
Nous vivons aujourd’hui une des crises majeures du monde occidental avec une fracture de plus en plus béante entre l’Europe et les Etats-Unis d’Amérique. Dans un récent entretien, Alain Juppé, ancien premier ministre et membre du Conseil constitutionnel analyse ainsi cette situation : « Aujourd’hui, ce que j’appellerais les délires trumpistes conduisent à nous poser un certain nombre de questions. J’ai été profondément choqué par le discours à Munich du vice-président américain, J.D. Vance. Il est venu nous donner des leçons de liberté d’expression, alors qu’il défend les intérêts commerciaux des GAFA dans un pays où le président des Etats-Unis choisit les journalistes qui doivent l’interroger. Et s’acoquine avec un régime, celui de M. Poutine, qui embastille ses opposants jusqu’à les faire mourir à petit feu en prison »(1).
Je ne saurais trop conseiller, pour éclairer cette crise, de lire ou de relire un ouvrage écrit il y a vingt ans par Jeremy Rifkin, brillant économiste américain, conseiller à la fois d’un Président des USA et d’un de Président de la Commission européenne. Son titre est le suivant : Le rêve européen ou comment l’Europe se substitue peu à peu à l’Amérique dans notre imaginaire (2). Lors de la parution de ce livre en France, il s’exprimait ainsi dans un entretien publié par le journal La Croix : « Pendant de longues années, j’ai pensé à tort qu’Américains et Européens étaient à peu de choses près semblables, en dépit de différences de culture et de style. Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre que ce n’était pas vrai, et que le rêve européen diffère totalement du rêve américain. Depuis deux cents ans, aux Etats-Unis, la société avançait grâce à son rêve de réussite individuelle. Les immigrants affluaient dans cette terre d’opportunité. Nous avions une société de classes moyennes qui se démenaient pour progresser. Mais depuis quarante ans, ce rêve n’a cessé de se détruire. Aux Etats-Unis, ce sujet est tabou. Mais les Etats-Unis se classent 24ème aujourd’hui parmi les pays industriels pour les inégalités (…) Désormais, à peine 51% des Américains croient encore dans le rêve et un tiers n’y croit plus du tout ».
Face à la crise du « rêve américain », il pense que le « rêve européen » peut être mieux adapté à un monde globalisé. Il le définit ainsi : « Il a sept composantes : le refus de l’exclusion, la diversité culturelle, une bonne qualité de vie qui est la signature même de l’Europe aux yeux du monde, le développement durable dans le respect de la planète, l’équilibre entre le travail et les loisirs, la promotion des droits sociaux et des droits universels de l’homme, la paix. Soyons clair, l’Europe n’est pas encore à la hauteur de son rêve (…) Il peut échouer. Il peut être trop ambitieux, et les jeunes Européens trop faibles pour l’accomplir, honnêtement je n’en sais rien, mais il sera le prototype de ce qui viendra ensuite. C’est une expérience audacieuse » (3).
Les dernières lignes de l’ouvrage de Rifkin sont tout un programme : « Au risque d’en hérisser certains de part et d’autre de l’Atlantique, je suggérerais volontiers que nous partagions certains enseignements. Sans doute devrions-nous, nous, les Américains, être plus disposés à admettre nos responsabilités collectives à l’égard des autres êtres humains et de la Terre sur laquelle nous vivons. Quant à nos amis européens, il ne serait pas inutile qu’ils assument un peu mieux leurs responsabilités personnelles. Les Américains pourraient être plus circonspects et plus tempérés dans leurs perspectives, les Européens pourraient manifester un peu plus d’optimisme et d’espoir. En partageant ainsi le meilleur de nos deux rêves, nous serions certainement mieux armés pour entreprendre ensemble le voyage vers une troisième étape de la conscience humaine.
Le rêve européen offre une lueur d’espoir dans un monde troublé. Il nous invite à accéder à une nouvelle époque de cohésion, de diversité, de qualité de vie, d’accomplissement personnel, de durabilité, de droits universels de l’homme, de droits de la nature et de paix sur terre. On a longtemps dit que le rêve américain méritait que l’on meure pour lui. Le nouveau rêve européen mérite que l’on vive pour lui » (4). Jeremy Rifkin n’hésite pas à écrire : «Il est une chose dont je suis relativement sûr. Le rêve européen que l’on voit surgir incarne les plus belles aspirations de l’humanité à des lendemains meilleurs. Une nouvelle génération d’Européens porte en elle l’espérance du monde. Cela lui impose une responsabilité bien particulière, qui n’est pas sans rappeler celle que nos propres pères et mères ont probablement éprouvée, il y a plus de deux siècles, au moment où le reste du monde avait les yeux tournés vers l’Amérique comme vers un phare. Espérons que notre confiance ne sera pas déçue » (5).
Bernard Ginisty
- Alain JUPPÉ : Aujourd’hui, l’enjeu c’est celui de notre liberté, entretien dans le journal Le Monde du 8 mars 2025, p. 10 et 11.
- Jeremy RIFKIN : Le rêve européen, éditions Fayard 2005. Jeremy Rifkin, né le 26 janvier 1945 à Denver dans le Colorado, est un essayiste américain spécialiste de prospective (économique et scientifique). Il a aussi conseillé diverses personnalités politiques. Son travail, basé sur une veille et une réflexion prospective, a surtout porté sur l'exploration des potentialités scientifiques et techniques nouvelles, sur leurs impacts en termes sociétaux, environnementaux et socio-économiques. Il est également fondateur et président de la Foundation on Economic Trends (FOET) basée à Washington.
- Jeremy RIFKIN : Le rêve européen est une expérience audacieuse, entretien dans le journal La Croixdu 29 avril 2005.
- Jeremy RIFKIN : op.cit. p. 492.
- Id. p. 20.