Marseille et la mer : l’oubli d’une mémoire ouvrière ?

Publié le par Garrigues et Sentiers

Marseille et la mer : l’oubli d’une mémoire ouvrière ?

Les bateaux qui sillonnent depuis des siècles la Méditerranée s’arrêtent à Marseille non seulement pour le transfert des marchandises mais aussi pour ses bassins et ses travailleurs de la Réparation Navale. Au XIXe et XXe siècles cette réparation intègre les pratiques industrielles correspondant à l’évolution scientifique et technique. Ces activités connaissent une apogée dans les années 60, suivie d’un arrêt brutal dans les années 70 avec les décisions politiques de transférer une grande partie des chantiers maritimes sur Saint-Nazaire, dans un contexte de crise économique liée aux chocs pétroliers. Une partie des entreprises ferment dont « les ateliers Terrin » emblématiques de cette Réparation navale marseillaise, ouvriers, agents de maîtrise sont licenciés en dépit des manifestations syndicales.

Cinquante années après ces évènements, Marseille a oublié la mémoire de la Réparation Navale, quelles en sont les conséquences ? L’histoire de l’effacement de pratiques industrielles maritimes, de métiers basés sur le savoir-faire et l’apprentissage manuel de techniques qualifiées se poursuit-elle de façon irréversible ? Osons la question : avons-nous besoin de ce genre de métiers ?

La disparition de la réparation navale ?

La Réparation Navale n’a pas complètement disparu : Marseille dispose de la plus grande forme d’Europe, la forme 10 pour réparer les plus gros navires de croisière au monde mais la réparation navale nécessite des ouvriers qualifiés : chaudronniers, soudeurs, ajusteurs, charpentiers… Marseille ne dispose plus de ces ouvriers  : le lycée la Floride qui enseignait ces métiers s’est converti et propose des filières orientées vers la conduite et la réparation des véhicules routiers, les lycéens étant assurés de trouver du travail dans le transport routier mais… pour combien de temps ? (1)

La conversion de la population du littoral : à l’Estaque une nouvelle population riveraine

Quand la réparation navale a disparu, ont disparu avec lui nombre d’ouvriers qualifiés qui habitaient à Marseille, souvent en proximité, sur le rivage. Les petites maisons étroites de l’Estaque ont été remplacées, par un immobilier en plein développement sous l’impulsion de nouvelles populations, de classe moyenne, de sédentaires, de retraités et même d’étrangers attirés par les offres publicitaires et touristiques : l’Estaque, petit village touristique fréquenté par des peintres… La navigation de plaisance s’est développée : voiliers, kayaks, avirons…

La nouvelle réparation navale dans un nouvel environnement urbain

La réparation navale peut-elle se développer dans un milieu urbain côtier dense, où les habitants sont habitués à vivre en proximité avec des modes de navigation paisibles ? La réparation navale, ce sont des chantiers industriels qui font du bruit et qui polluent, exemple concret : quand un bateau est en réparation à la forme 10 il a besoin que la maîtrise embauche des travailleurs étrangers, si un navire-hôtel est là pour les loger à proximité de leurs chantiers, les quais eux ne sont pas électrifiés, par voie de conséquence le navire-hôtel a des moteurs qui tournent en permanence, nuit et jour. Les riverains n'en peuvent plus du bruit, à cela s’ajoute une pollution atmosphérique, et la pollution maritime par les rejets toxiques et les eaux usées.

Des associations écologiques montent au créneau et dénoncent les atteintes à l’environnement comme Cap Au Nord, il en résulte des négociations difficiles avec la direction du port, des mobilisations de la population locale lors des enquêtes publiques pour un port qui aspire à une continuité du transport maritime des marchandises par la route ou le chemin de fer.

Le rêve d’un Marseille touristique et de ses bateaux de croisière

La perte de la Réparation Navale a été un coup dur économique pour Marseille, la Réparation Navale était un employeur important, les entreprises de la famille Terrin ont embauché jusqu’à 5000 ouvriers, or Marseille confrontée à l’accueil de vagues successives de migrants en relation avec tous les grands évènements historiques de la Méditerranée, (le génocide arménien, la perte des colonies, la guerre d’indépendance de l’Algérie…) a besoin de fournir du travail.

La municipalité de Jean-Claude Gaudin a rêvé de répondre à ce challenge de l’emploi en transformant Marseille en une ville touristique, elle a réussi à obtenir des agences de croisière l’inscription de Marseille comme escale obligée : le temps pour les touristes de se promener entre le Vieux Port et Notre-Dame de la Garde, manger du poisson et acheter du savon de Marseille… Au fil des années ses bateaux de croisières, véritables villages flottants, polluent la Méditerranée avec leur logistique d’hôtel-restaurant, piscine et salles de spectacle en produisant des tonnes de déchets, ils polluent l’atmosphère quand les navires aux quais par manque d’électrification voient leurs moteurs tourner en permanence. 

La conversion de la valeur travail

Au-delà des transformations sociologiques ce qui s’est beaucoup modifié dans notre première moitié du XXIe c’est la perception de la valeur accordée au travail :

Écoutons le patron fondateur en 1900 des ateliers Terrin, Augustin Terrin : « Le travail : je lui dois toutes les joies de ma vie. Je lui ai tout abandonné, ma jeunesse, mes forces, mes esprits, mais il ne m'a pas payé d'ingratitude. Oui, il a maintenu non seulement mon énergie, ma lucidité d’esprit mais il m’a donné la surprise de vieillir sans m’en apercevoir » (2). Écoutons le témoignage d’un ouvrier soudeur Lucien Tomi : « Ce qui me reste le plus de mon travail dans la réparation, c’est la camaraderie » (3), et les camarades ne sont jamais loin : ils entourent Lucien pendant son entretien et parlent de lui avec respect et bienveillance.

À notre époque qui a le désir de consacrer sa vie au travail ? Qui va au travail avec l’esprit de camaraderie ?

Approfondissons les différentes façons de percevoir le travail avec Charles Péguy et sa « rencontre » avec trois casseurs de pierres : Le premier dit : « Ce boulot me casse le dos, je n’en peux plus » ; le second : « Je suis content de ce travail car je nourris ma famille » ; le troisième : « Je suis heureux et fier de participer à la construction d’une cathédrale » (4).

Revenons à notre problématique du départ : si la mémoire de la Réparation Navale de Marseille transmet la joie du travail, la camaraderie du travail en équipe, le lien social des hommes et des femmes unis dans une œuvre collective, elle ne sera pas oubliée mais féconde, permettant aux jeunes hommes et aux jeunes femmes de s’engager par et pour le travail. Encore faut-il souscrire aux critères imposés par notre époque : que la Réparation Navale soit conciliable avec la féminisation du travail, avec le respect de l’environnement maritime et côtier et le souci de la préservation des vivants de la mer : cela est-il possible ? Pour y répondre nous avons à notre disposition le Musée de la Navale (5), leurs adhérents, leur gazette mensuelle et tous ceux qui sont sensibles au patrimoine maritime de Marseille…

Christiane Giraud-Barra

 

  1. L’Europe a édité une réglementation qui doit mettre fin à la production de véhicules thermiques en 2030 même si l’on peut douter de la disparition du transport routier polluant en Europe pour ces prochaines années, l’orientation est prise, nécessitée par la pollution atmosphérique et le réchauffement climatique
  2. Un destin maritime : la famille Terrin. Récits d’un siècle d’activités en Méditerranée, Aix-en-Provence, REF.2C éditions, 2011.
  3. FR 3 Reportage de Christian Peci « Souvenirs de la Navale », https://youtu.be/vw4VjbEUxUQ?feature=shared
  4. L’histoire a  été relatée lors de la 98e rencontre des Semaines sociales de France tenue à Paris en novembre 2024. Elle est  souvent citée, notamment par Boris Cyrulnik, qui précise « Je raconte souvent cette fable que j’attribue à Charles Péguy, mais sans en être sûr » dans un entretien donné à Psychologies intitulé  « Sans les autres, il n’y a pas de sens » : https://www.psychologies.com/Moi/Se-connaitre/Bonheur/Articles-et-Dossiers/Donner-du-sens-a-sa-vie/Sans-les-autres-il-n-y-a-pas-de-sens
  5. La Navale, Musée de l’industrie navale de Marseille, boulevard des Bassins de Radoub Forme 7 13002-Marseille. Pour plus de renseignements, voir le site https://lanavale.com

Publié dans Réflexions en chemin

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H
Merci pour cet article. Il n'y a pas que Marseille... La Seyne et La Ciotat ont aussi été durement touchées. La Ciotat s'est en partie reconvertie vers la réparation de Yatchts et a développé le tourisme. Une grande fresque dans l'église Notre Dame garde le souvenir des chantiers navals et de son monde ouvrier.
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G
La mémoire va peut-être sortir de l'oubli car il est question de déplacer La Navale auprès du Mucem pour occuper un espace Port Center... A suivre<br /> Vous avez tout à fait raison la réparation navale c'est aussi la Ciotat, la Seyne peut-être trouvera-t-elle sa place au Port Center ?<br /> Amicales salutations