Le Codex de Bèze mis en perspective
À propos des travaux d’André Sauge (voir André Sauge : trois entretiens pour entrer dans sa quête de Jésus), nous proposons ici une courte note pour éclairer un des outils majeurs utilisés par l’auteur : le codex de Bèze. D’autres clés de lecture viendront ensuite expliciter certains points essentiels au déroulement du raisonnement. Nous ne prétendons pas ici faire œuvre originale.
À partir du premier siècle, le codex (pluriel codices), constitué de pages de parchemin reliées en forme de livre, va progressivement remplacer le rouleau de papyrus. Les premiers chrétiens, pardon les assemblées chrestiennes [1] (entre la mort de Jésus et la chute du second temple), vont adopter cette forme de support pour faire circuler les premiers écrits, ce qu’André Sauge désigne sous le nom d’« archives de Jésus de Nazareth [2] ». C’est moins coûteux, plus maniable, plus discret à faire circuler que les rouleaux.
Les codices du Nouveau testament
Puis l’usage va se généraliser, de sorte que les plus anciens écrits chrétiens qui nous sont parvenus sont sous la forme de codices dits « onciaux » (écrits en majuscules séparées et arrondies). Ceux qui sont considérés comme porteurs des textes de référence du Nouveau Testament sont :
- Codex Sinaiticus (lettre א dans la nomenclature) une référence majeure, date de la fin du IIIe siècle, Il contient des parties du texte de la Septante et la totalité du Nouveau Testament. Il est ainsi appelé du fait qu’une grande partie des feuillets le constituant a été découverte au Monastère Sainte Catherine, au Sinaï.
- Codex Vaticanus (lettre B), ainsi nommé parce qu’il est conservé au Vatican : daté du IVe siècle, l’un des plus anciens et les plus fiables ; il contient presque l’intégralité de l’Ancien et du Nouveau Testament. Son origine remonterait à un travail d’Origène.
- Codex Alexandrinus (lettre A), daté du Ve siècle, contient la majeure partie de l’Ancien et du Nouveau Testament, offert au roi d’Angleterre Jacques Ier par Cyrille Lucar, patriarche d’Alexandrie, en 1625, il est conservé à la British Library.
- Codex Ephraemi Rescriptus (lettre C), lui aussi daté du Ve siècle, texte dit « alexandrin », c’est-à-dire de tradition grecque et copte, il comporte de nombreuses lacunes. Il est conservé à la BNF.
Le Codex de Bèze (lettre D) ne fait pas partie des « classiques » qui ont servi de référence à l’établissement des textes standard qui sont en usage dans les différentes traditions chrétiennes. C’est pourtant lui que nous allons présenter ici.
Le codex de Bèze, son histoire
Le codex de Bèze est ainsi dénommé parce qu’il a été sauvé des flammes, pourrait-on dire, en 1562, par Théodore de Bèze, qui l’a enlevé du monastère Saint Irénée, à Lyon, avant que celui-ci ne soit incendié. Théodore de Bèze est un réformateur qui a poursuivi l’œuvre de Calvin, à Genève. En 1581, il a remis le document à la bibliothèque de l’université de Cambridge, où il est toujours conservé. D’où son appellation officielle : Codex Bezae Cantabrigensis.
Mais quid de son origine ? Il est daté des environs de l’an 400, mais pourrait être une copie fidèle d’un manuscrit très ancien rapporté de Smyrne (d’où ils étaient originaires) par Pothin ou Irénée. Mais ce n’est peut-être là qu’une pieuse légende. La copie primitive a pu être emportée en Gaule du temps d’Ignace d’Antioche lui-même (vers 110-120).
Sa mise en page, son mode d’écriture (parfois archaïque), et quelques caractéristiques de vocabulaire le classent comme plus ancien que les grands manuscrits du IVe siècle. Ce qui en fait un témoignage, peut-être le plus ancien de la formation des textes du Nouveau Testament. Il a été longtemps « oublié », peut-être parce que sur certains points, il présente des variantes par rapport aux codices classiques. Depuis tout juste un siècle, il a été remis en honneur par différents spécialistes de la critique textuelle. Citons particulièrement ici le travail de Christian-Bernard Amphoux [3] qui a fait un travail approfondi sur le Codex de Bèze.
Comment le codex de Bèze se distingue-t-il ?
- Le codex de Bèze (D dans la nomenclature) est bilingue : c’est un des plus anciens manuscrits bilingues du Nouveau Testament : il présente en regard le texte grec et le texte en latin.
- Les évangiles s’y trouvent dans un ordre (Matthieu, Jean, Luc, Marc) qui diffère de celui qui a été adopté, à la suite d’Irénée.
- Il comporte des variantes textuelles significatives : nous allons en donner deux exemples.
À titre d’exemples, deux variantes dans les textes de Luc
Au chapitre 6 de l’Évangile de Luc, l’évangéliste nous rapporte l’épisode des épis arrachés et mangés par les disciples, un jour de sabbat. Dans les traductions standard, le verset 5 dit ceci : « Et il leur disait : Il est maître du sabbat, le Fils de l’homme. » Puis vient la guérison – un autre jour de sabbat – d’un homme à la main paralysée. Dans le codex de Bèze, le verset 5 (que nous rappelons ci-dessus) est remplacé par un autre texte : « Le même jour, il vit un homme qui exécutait un travail le jour du sabbat. Il lui dit : Homme, si tu sais ce que tu fais, tu es heureux. Mais si tu ne le sais pas, tu es maudit et transgresseur de la Loi. » Et le verset 5 de la version standard est reporté au verset 10. Ce verset spécifique au codex de Bèze est généralement considéré comme authentique (notamment par le bibliste allemand Jeremias qui fait autorité), d’autant plus qu’il a peu de chance d’être un ajout du fait qu’il est un peu « embarrassant ». Or, il introduit la notion qu’un impératif dicté par la conscience peut justifier une transgression formelle de la Loi [4]. Voilà qui est très dérangeant.
Au chapitre 15 des Actes des Apôtres, le verset 20 dit ceci dans les traductions standard : « Écrivons-leur simplement de s’abstenir des souillures de l’idolâtrie, de l’immoralité, de la viande étouffée et du sang. » Dans le codex de Bèze, on lit à la suite une recommandation : « Que ne soit pas fait aux autres ce qu’ils ne veulent pas qui leur soit fait ». Ici, nous voyons que Jacques ne se contente pas d’observance formelle qui n’engage pas trop l’être, mais qu’il met sur le même pied une recommandation qui touche à notre relation à l’autre.
On s’est d’abord demandé si les variantes, qui aboutissent à ce que le volume du codex de Bèze soit de dix pour cent plus important que le texte standard, pouvaient être des ajouts. Mais, outre le fait que des archaïsmes accréditent l’idée d’un original très ancien, on remarque que ces variantes sont en général embarrassantes par rapport aux thèses admises à l’époque de la rédaction des évangiles et du développement des Églises. Or c’est généralement un critère d’authenticité : pourquoi ajouter à un texte quelque chose qui va contre le sens général du texte ?
Pour conclure
Le codex de Bèze est vraisemblablement le texte le plus ancien des évangiles qui nous soit parvenu. Il est considéré comme le principal témoin du texte « occidental » du Nouveau Testament, qui diffère des autres traditions textuelles. Il présente en effet des caractéristiques qui le démarquent nettement des textes dits « Alexandrins [5] ». On peut s’étonner qu’il se soit laissé oublier pendant environ sept siècles à Lyon, puis encore quatre siècles à Cambridge. Il est vrai que dans la « Tradition » codifiée par les institutions, on n’aime guère ce qui dérange. Ce manuscrit manifeste la variation la plus grande avec les manuscrits alexandrins. Actuellement, il est un outil précieux pour étudier l’évolution et la transmission des écrits du Nouveau Testament. Beaucoup de ses particularismes éclairent la compréhension de la formation des textes. Après les recherches de Christian-Bernard Amphoux, les travaux d’André Sauge en font un repère-clé.
P.S. On peut trouver une traduction en français de l’évangile de Luc et des Actes des Apôtres, dans leur version du codex de Bèze, par Sylvie Chabert d’Hyères, aux éditions L’Harmattan.
Régine et Guy Ringwald
[1] Nous suivons ici la position d’André Sauge : après la mort de Jésus de Nazareth, ses disciples se sont organisés en assemblées délibératives et ont été nommés chrestiens.
[2] Ces « archives » sont constituées des paroles de Jésus consignées par Matthieu et des récits rapportés par Marc sous la dictée de Simon (Pierre).
[3] Christian-Bernard Amphoux : philologue, spécialiste du grec, et particulièrement des manuscrits et de l’histoire du texte du Nouveau Testament.
[4] On pourra écouter avec intérêt la prédication sur le sujet du Pasteur Marc Pernot (Genève) : https://marcpernot.net/predications/jesus-lui-dit-si-tu-sais-ce-que-tu-fais-tu-es-heureux-luc-65-variante-occidentale-codex-bezae.php
[5] Le texte « alexandrin » (TA) est la forme du Nouveau Testament la plus fréquente dans les premiers manuscrits grecs et coptes. Il est basé principalement sur les trois premiers codices (א, B et A). Le texte « occidental » (TO) est une forme du texte du Nouveau Testament répandue dans les premiers siècles du christianisme, dans les régions occidentales de l’Empire Romain. Il est basé sur le codex de Bèze et les versions latines anciennes.
Source : https://nsae.fr/2025/02/10/le-codex-de-beze-mis-en-perspective/