Les croyants eux-mêmes ne croient en rien
En réponse au commentaire qu’a fait Marc Durand de son précédent article Qui veut la vie éternelle n’aime pas la vie, Armand Vulliet nous a adressé ce commentaire que nous publions sous forme d’article afin d’en faciliter la lecture.
G & S
J’ai conclu par « Qui veut la vie éternelle n’aime pas la vie » en ayant en tête le film d’animation de Goro Miyazaki Les Contes de Terremer, qui dit bien plus que mes mots. Je vous invite donc à voir ce film, si ce n’est déjà fait, pour comprendre dans le détail ce que j’ai voulu dire.
Je ne comprends pas où vous voulez en venir avec vos considérations sur les relations des hommes entre eux. Lorsque vous écrivez que « là, nous ne sommes pas dans l’illusion », à qui vous adressez-vous ? À l’incroyant que je suis ? Mais où ai-je bien pu dire que les hommes n’avaient pas de relations entre eux, ou que là, on était dans l’illusion ? Est-ce à moi qu’il faut rappeler que les hommes ont affaire à des hommes ? Évidemment ! Comme il n’existe pour moi que la nature et l’homme, ils n’ont bien entendu affaire qu’à cette nature, dont les hommes font partie. Voulez-vous me convaincre qu’il existe des communautés religieuses dans le monde ? Je suis au courant, merci.
En écrivant « Les croyants eux-mêmes ne croient en rien », vu la phrase qui précède, je pensais que le lecteur comprendrait bien que je n’affirmais rien mais que je ne faisais qu’exprimer une conviction (« Je suis persuadé que… »). Comment pourrais-je parler à la place de quelqu’un d’autre ?
Je n’ai pas parlé du doute en général, mais du doute des croyants. Et précisément je doute de ce doute. Comme le croyant dit qu’il croit, il dit qu’il doute. (C’est obligatoire aujourd’hui après Vatican II, comme la récitation du mantra que l’athéisme purifie la foi des illusions parasites – et je soupçonne dans ces affirmations un moyen facile et sans risque de s’auto-glorifier et de se donner un brevet d’esprit ouvert). Je ne vois guère dans vos propos d’exemples de ce doute.
Quand vous dites que votre vie est informée par l’appel de Jésus à la liberté et à l’amour, je suis désolé de vous « informer » que vous ne faites qu’affirmer votre croyance et que je n’ai personnellement vu nulle part dans le Nouveau Testament cet appel à la liberté et à l’amour (à moins que nous ne donnions à ces mots des sens différents). J’attends depuis toujours d’un chrétien qu’il me montre un seul exemple de l’amour en acte de Jésus pour ses ennemis (ainsi je ne suis pas sûr que les juifs aient particulièrement ressenti cet amour). Je ne vois pas dans l’égorgement des ennemis (Lc 19, 27) une preuve évidente d’amour. Et je n’éprouve guère dans la destination de la quasi-totalité de l’humanité à des peines éternelles de quoi rendre grâces à un amour infini.
Quand vous dites que vous ne savez rien sur Dieu, sauf ce qu’il vous en dit, êtes-vous conscient que votre phrase s’auto-détruit au fur et à mesure qu’on la lit ? Pour quelqu’un qui ne sait rien, je trouve que vous êtes très bien informé. Vous savez que Dieu existe et qu’il a parlé (et que je sache il a parlé beaucoup). J’ai fait à sa sortie un compte rendu d’Anarchie et christianisme de Jacques Ellul (Atelier de création libertaire, 1988). Comme Ellul écrivait que « Dieu est effectivement inconnaissable. Il est au-delà de tout ce que je puis comprendre ou être. Il est vraiment le Tout Autre dont je ne puis rien dire » (Ce que je crois, Grasset, 1987, p. 230) et qu’« On revient alors à cette vérité simple, essentiellement biblique, que Dieu ne sert à rien » (Anarchie…, p. 41), j’ai demandé une Bible remplie de pages blanches.
Dans la revue Golias n° 47, Jean Cardonnel assène tranquillement (p. 62) qu’ « écouter Israël » c’est affirmer de Dieu qu’il n’est « pas le Dieu qui a fait le ciel et la terre », mais celui qui a « banni [Israël] de la maison de servitude » et George Lethé énonce posément (p. 97) que « la Bible est écrite pour l’homme et ne nous parle que de l’homme, elle n’a rien à nous apprendre sur Dieu ». Dans une lettre au directeur de la revue, Christian Terras, à laquelle il ne fut jamais répondu, je commentais : « Si Dieu n’a pas fait le ciel et la terre, si la Bible ne nous parle que de l’homme, c’est bien évidemment parce que Dieu n’existe pas. Ces banalités de base en jettent lorsqu’elles sont proférées par des doctes. Rien de plus élémentaire pour un croyant jouant à l’iconoclaste que de truffer sa “réflexion” de truismes de ce genre. » Les athées sont toujours ravis d’entendre que la Bible ne nous parle que des hommes. Ils n’y auraient jamais pensé tout seuls.
Pourquoi pensé-je que le croyant lui-même ne croit en rien ? Un monsieur relativement connu écrivait : « Les uns font accroire au monde qu’ils croyent ce qu’ils ne croyent pas. Les autres, en plus grand nombre, se le font accroire à eux-mesmes, ne sçachants pas penetrer que c’est que croire. » (Michel de Montaigne, Les Essais, II, XII [PUF, 2004, p. 442].) Un monsieur moins connu fait cette curieuse analyse : « On se représente ordinairement la croyance comme un acte de foi se caractérisant par l’adhésion d’un certain je à un certain quelque chose ; en sorte que le mystère de la croyance se résumerait à une sorte de « touche » mettant en contact indécollable un certain sujet et un certain objet. D’où des entreprises de dissuasion, vouées à l’échec, qui s’en prennent à ces deux pôles de la croyance et non à leur mode d’attachement, critiquant l’objet (ce à quoi tu crois n’est que fantasmes et carton-pâte) ou le sujet (tu n’es plus toi-même, tu méprisais hier l’idole que tu adores aujourd’hui). Or l’analyse de la croyance semble beaucoup plus féconde si l’on fait abstraction des deux termes du jugement de croyance (je crois en ceci) pour concentrer son attention sur la copule qui les relie (je crois en ceci) ; la croyance n’apparaît plus alors comme une mise en rapport de deux termes imprécis, mais plutôt comme le fait même de la mise en rapport, comme un mode d’attachement qui relie un sujet incertain à un objet indéterminé (quelqu’un – et peu importe qui – croit en quelque chose – et peu importe quoi). Un tel mode d’attachement, qui caractérise la croyance, gagne à être considéré en lui-même, indépendamment des termes qu’il relie : et ce, non seulement parce que l’opération de la croyance reste la même, mutatis mutandis, quels que soient les sujets et les objets qu’elle met en rapport, mais encore et surtout pour cette raison décisive que l’indétermination des deux pôles est en l’occurrence non accidentelle mais essentielle, que l’opération de la croyance implique nécessairement un flou portant aussi bien sur celui qui croit que sur ce qui est cru, et qu’en conséquence on ne saurait concevoir de croyance à partir du moment où seraient déterminés son sujet et son objet. En sorte qu’il ne serait pas suffisant de dire que, dans la croyance, le lien qui relie le sujet à l’objet est plus important que les termes qu’il relie ; encore faut-il ajouter que ces termes sont nécessairement évanouissants, et qu’il importe avant tout qu’ils le soient, la force de la croyance étant proportionnelle à la faiblesse des termes qu’elle unit de son sceau. Double paradoxe de la croyance : de n’être qu’à la condition qu’il n’y ait rien de cru, et personne qui croie. » (Clément Rosset, Le Principe de cruauté, Les Éditions de Minuit, 1988, p. 83-84.)
Je trouve que cette grille d’analyse s’applique fort bien à vos propos. Je ne prendrai qu’un exemple : « Ce que les chrétiens disent de Dieu est probablement très approximatif, et croyant, je suis persuadé que j’en rirai dans l’autre monde. » Et j’appliquerai aussi à cette phrase une toute autre analyse, « une méthode qu’il convient d’employer constamment et qui consiste à substituer le concret à l’abstrait (à remplacer les mots abstraits par leurs significations concrètes). Cette méthode est indispensable pour élucider le sens réel du discours. J’ajoute que si celui qui parle n’opère pas cette substitution méthodique des cas concrets (et notamment des cas extrêmes) aux notions abstraites (substitution par laquelle il vérifie au fur et à mesure la validité de sa propre pensée) il n’a qu’une compréhension superficielle du sens de ce qu’il dit (et pourtant il le dit !). » (Marcel Conche, « Athéisme et rationalisme », in Raison présente n° 9, 1er trim. 1969, p. 109.)
Comme vous dites douter, je suppose qu’Auschwitz fait partie des questions qui peuvent susciter chez vous un doute sur l’existence d’un Dieu d’amour. Comme vous dites aussi que vous en rirez dans l’autre monde, je comprends que vous vous fendrez alors la gueule sur ces doutes qui ont pu vous assaillir dans cette vie tellement la réponse était simple. J’avoue humblement que moi ça ne me fait pas rire du tout. Comme je ne veux pas m’étendre outre mesure, je conclurai par une autre citation : « Mais que dire du fidèle qui, tandis que les petits enfants flambent comme des torches, chante la gloire de Dieu ? D’une part l’enfant souffrant dans l’abandon sa douleur inhumaine, plein d’une humilité infinie, n’étant plus qu’une plainte infinie, d’autre part la prière ardente, l’accès de ferveur, la foi exaltée, les chants d’enthousiasme : “ô Toi au-dessus de Tout !”, “Dieu est joie ! Dieu est amour !”. Ensemble, dans un même monde, l’horreur extrême et l’action de grâces. Le fidèle ne voit-il pas que celle-ci est acceptation de l’autre (même s’il s’agit d’une acceptation “en Dieu”) ? Et s’il en a conscience, comment n’est-il pas sensible à la faute morale ? On n’oserait pas parler du “Dieu d’amour et de miséricorde” devant l’enfant torturé ? En ce cas il faut n’en parler jamais car il nous appartient de compenser l’effet de l’éloignement dans le temps et l’espace en laissant les enfants accablés de maux hanter notre imagination comme s’ils étaient là. » (Marcel Conche, « Christianisme et mal absolu », in Raison présente n° 7, 3e trim. 1968, p. 85.)
Dernières remarques : si Jésus n’a pas existé, Dieu existe-t-il, pour un chrétien ? et une vie humaine hors du temps, c’est une vie de poisson hors de l’eau.
Armand Vulliet