La geste d’Abraham du moine-paysan(1)

Publié le par Garrigues et Sentiers

YHVE dit à Abraham, « quitte ton pays… pour le pays que je t’indiquerai », (Genèse 12, 1). Frère François a entendu cet appel.

Moine bénédictin, a 61ans, il quitte son monastère de l’abbaye St Martin de Ligugé après 40 années de vie communautaire. Il n’a pas besoin de franchir des milliers de kilomètres pour atteindre les terres « indiquées par le Seigneur », le plateau du Cézallier dans le Cantal, plateau sévère soumis à des vents violents, chargés de neige ou de glace en hiver, à des pluies fréquentes qui lui assure la beauté d’un environnement de bois, de lacs et de prairies. Une population paysanne d’éleveurs de vaches laitières, survit dans une économie agricole traditionnelle où la démographie et le contexte économique international n’assurent plus le renouvellement des âmes et des bêtes.

Que vient chercher un religieux, savant en langues anciennes (hébreu, latin, grec, syriaque, traducteur de Virgile), en musique grégorienne sur les hautes terres de l’Auvergne, pour s’installer dans le village de St Anastasie, dépourvu d’une mission donnée par un évêque ? Il sait ce qu’il laisse mais il ne sait pas ce qu’il va découvrir, il a besoin d’une rupture, en filigrane dans son récit on comprend qu’il a besoin de « s’incarner » qu’est-ce à dire ? Des pratiques religieuses finiraient-elles par désincarner le croyant ou l’intellectuel et pire le croyant intellectuel ? Veut-il dire que trop d’abstractions, d’érudition vous éloignent de l’humain, vous entraînent sur des voies ou la sensibilité n’a plus cours ? Son mouvement insolite, sa libre décision nous ne pouvons les saisir que de l’extérieur avec leur part de mystère et de singularité mais nous comprenons son départ comme une méthode pour s’affranchir d’habitudes léguées par une vie intellectuelle et religieuse passées. Nous ne sommes pas inquiets, s’il part sur les chemins de l’inconnu, dans sa besace il y a assez de trésors de connaissances et de foi pour surmonter les obstacles rencontrés, inévitables dans un environnement naturel, humain, culturel nouveau.

 

Quand il s’installe, dans le village de Sainte-Anastasie dans le Cantal, il bascule dans un univers régi par d’autres dimensions de l’espace-temps. Il va travailler dans les fermes et les pâturages, se soumettre aux rythmes de la vie agricole et devenir ouvrier agricole, la seule temporalité à laquelle il reste fidèle car totalement intégrée dans sa personnalité religieuse c’est le temps vécu selon la liturgie catholique romaine. Pour preuve la lecture de son journal, nous ne sommes pas un dimanche mais un Dimanche après l’Ascension, nous ne sommes pas un samedi, nous sommes Samedi, veille de la Trinité, Samedi avant la Fête-Dieu, nous le suivons dans une temporalité, dans un espace imprégnés de la prière : Lundi après la Fête-Dieu… « C’est l’introït de la dixième semaine du temps ordinaire :Dominus illuminatio mea et salus mea : quem timebo ? Dominus defensor vitae meae : a quo trepidabo ? » (Le Seigneur est ma lumière et mon salut de qui aurais-je crainte ? Le Seigneur est le rempart de ma vie : devant qui tremblerais-je ? (Psaume 27, 1) Il peut d’autant plus changer de temps, de territoire, de statut social, de milieu humain que sa perception de sa relation au monde se fonde sur les textes sacrés et que tout son être agit en s’aidant d’une liturgie qui tel un rail relie tous ses actes terrestres à sa foi dans l’Éternité, il a cette formule, « je passe de la liturgie de la messe à la liturgie des bêtes », d’où un espace du sacré dans lequel s’inscrit ses actes laborieux. En se rendant disponible gratuitement auprès des paysans, en accomplissant avec sérieux des tâches comme, nettoyer les étables, traire les vaches, aider à clôturer des prairies, il s’est vite rendu indispensable : tous les jours son planning est rempli et s’il vit comme un solitaire, sa solitude est peuplée. Les liens du travail que notre société a tendance a effacé derrière des écrans numériques prouvent leur présence en tissant des relations durables dans un monde où le travail de la terre, celui du soin aux bêtes, reposent en grande partie sur le travail manuel. Dans le Cantal, on devine qu’on juge un homme a sa capacité d’endurance à l’effort physique, aux résultats visibles qui sortent de ses mains.

 

Aux travaux agricoles viennent s’ajouter des fonctions religieuses car les curés ne sont pas légion sur ce territoire : messe, bénédiction des défunts, porter la communion aux malades, bénédiction des troupeaux… Frère François répond aux demandes des rites collectifs de la communauté des villages et ses membres en sont ravis. Frère François partage ce bonheur, son journal nous dit qu’il a trouvé ce qu’il cherchait, un milieu où il prie, chante (du chant grégorien) travaille comme un ouvrier parmi d’autres ouvriers, un vivant en relation avec les autres vivants, plantes, bêtes et hommes. Frère François poursuit sa vie monastique dans une pratique renouvelée, car il est toujours moine, en relation avec son couvent. Si YHVE a parlé pour qu’il se mette en route, sa pratique de l’ascèse chrétienne depuis tant d’années lui a permis de se déchiffrer dans la parole divine et de lui donner l’audace de son propre désir, celui de s’affranchir du passé et de tenter une expérience d’exil de sa communauté d’origine librement assumée(2)

 

Après les « prêtres-ouvriers », verrons-nous un mouvement de « frères-paysans » ? Cela n’a rien d’une moquerie car l’écho perçu du rayonnement de ce Frère s’origine dans ce qu’il crée en associant travail manuel et pratique religieuse et cela ne peut qu’être fécond : le journal n’exprime pas une idéologie mais dessine un enchaînement d’actes concrets, inventés en chemin, pour le bonheur des personnes rencontrées et du marcheur… Nous serions même tentés de dire que dans ce milieu agricole en crise sociale et dont beaucoup d’hommes s’enfoncent dans le désespoir (en témoigne le phénomène des suicides(3), cela prend forme de réponse à la tragédie. Comment ce milieu humain ne serait-il pas touché, (peut-être ébranlé) par un homme de foi, si savant, qui choisit librement de vivre avec eux ? Une personne lui dit « Vous, vous aimez les paysans », il le reçoit comme une récompense, et c’est vrai que son immense culture n’a pas été un frein pour se mettre à l’apprentissage des travailleurs de la terre, pourtant elle existe bien ! Mais en arrière-plan elle signifie et tout ce monde le comprend, l’hommage que rend le savant aux « petites-gens » dans la reconnaissance d’une même humanité où chacun a besoin de l’autre et ce sens c’est mille fois mieux de le vivre que de discourir sur ce thème(4).

 

A la fin de son journal de nombreuses questions nous hantent dont une particulièrement provoquée par l’histoire récente de l’institution ecclésiale : notre église peut-elle s’inspirer ou s’effrayer d’une conduite religieuse qu’elle n’a pas décrétée ? Nous suivrons cette épopée mystique avec attention et avec nos prières, au pire elle illumine le lecteur individuel, au mieux elle suscitera d’autres vocations… dans les pas d’Abraham.

 

Christiane Giraud Barra

 

 

(1) Frère François Cassingena-Trévedy  « Paysan de Dieu » ed. Albin Michel, prix de littérature de la liberté intérieure-La Procure. Pour le jury la librairie la Procure a recruté entre autres lecteurs une centaine de détenus.

 

(2) Sa conduite va à l’encontre du mouvement actuel des personnes civiles attirées par les abbayes et les vies monastiques, exemple le livre « Trois jours et trois nuits, le grand voyage des écrivains à l’abbaye de Lagrasse » ed. Pluriel.

 

(3) Dans son journal, il note régulièrement les suicides dont il est informé.

 

(4) Frère François initie à la musique grégorienne et dispense des conférences sur Blaise Pascal ou les Géorgiques de Virgile qui trouvent des salles combles !

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G
Il s'agit de la geste et non pas du geste au sens du récit épique. La geste d'Abraham concerne un héros mythologique et religieux.
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