Un zeste de sexualité…
Masolino da Panicale, La tentation d’Adam et Eve, chapelle Brancacci, Santa Maria del Carmine, Florence, 1424.
Oh juste un zeste, car il y aurait tant à dire ! Je voudrais simplement évoquer avec vous mon embarras, le vôtre peut-être, devant le discours de l’institution catholique sur la sexualité.
Je le crois mal ajusté. Comme s’il oscillait toujours entre le « trop » et le « trop peu ». Le « trop », c’est ce présupposé soupçonneux, excessivement normatif, depuis les premiers siècles du christianisme. Certes, la sexualité est potentiellement dangereuse, les abus récents le rappellent encore. Mais, du début au terme de nos existences, elle est, et elle construit nos identités. Il faut plus qu’une Bulle pontificale pour empêcher la bulle du refoulé de refaire surface ! Et plus l’institution élude la réalité de la sexualité humaine, plus elle alimente des comportements incontrôlés, donc dangereux.
Depuis des siècles, ce sont les femmes qui ont payé le plus lourd tribut à cette obsession cléricale. Je l’ai en particulier bien observé dans les commentaires ecclésiastiques sur la virginité de Marie. Combien de « Sommes », soi-disant théologiques, ont été écrites sur l’appareil reproducteur de Marie ! Hymen, vagin, utérus, seins, tout a été scruté, dans ce paradoxe bizarre qu’on en parle pour affirmer et réaffirmer… qu’il ne s’y passe rien, comme si le clerc était le gardien d’un Temple gynécologique, dans lequel ne pourrait pénétrer que l’enfant divin, et encore… sans jamais attenter à la virginité de sa mère. La même fixation se retrouve chez les confesseurs en matière de pratiques sexuelles des fidèles. Pourquoi s’intéresser autant à la fréquence, aux positions, aux moyens contraceptifs utilisés par les couples ?
Mais le « trop peu » est tout aussi problématique. On le vérifie ces dernières années dans le vide de la morale catholique sur le viol et le statut de victime. Pour s’en rendre compte, il faut partir du texte sur lequel s’est, quasi exclusivement, appuyée l’Église : le 6e commandement du Décalogue (Exode 20). Y recourir, déjà, surprend, car l’enseignement de Jésus aurait dû le ramener à un rôle secondaire. Mais cette référence, initiée par saint Augustin, est même devenue la norme après le Concile de Trente. Le trouble grandit lorsque l’on constate que la traduction de ce 6e commandement, (n° 7 pour les juifs, car les chrétiens considèrent le 1er comme un préambule) : « Tu ne commettras pas d’adultère », est devenue pour les chrétiens, qui utilisent la Bible grecque : « Tu ne commettras pas d’actes mauvais ». On voit tout de suite un double glissement. Alors que l’adultère est relationnel, les « actes mauvais » ne se placent que du point de vue de l’auteur ; et ils ne concernent plus seulement les rapports entre époux, mais la morale sexuelle en général.
Certes, le Catéchisme de 1992 (seulement !) revient à la traduction hébraïque et il consacre un paragraphe spécial au viol (2356), en reconnaissant qu’il est source de dommages. Par contre, dans le Compendium (Mise à jour abrégée, 2005), figure une liste des péchés contre la chasteté, où figurent pêle-mêle : « adultère, masturbation, fornication, pornographie, prostitution, viols, actes homosexuels ». Dans cet assemblement baroque, on lit d’abord la trace d’une dérive grave. Sous l’adjectif « mauvais », perce une opposition radicale pureté/impureté, très éloignée des propos de Jésus qui en réduisait considérablement la portée. Cette notion rejoint le traditionnel mépris chrétien du corps, et en particulier du plaisir, alors que le monde juif en reconnaît la légitimité. La morale catholique, jusqu’à un relatif changement opéré par Jean-Paul II, a toujours réservé le plaisir à la seule procréation. (Pour aller plus loin, voir Lucetta Scaraffia, Au-delà du 6e commandement, Éd. Salvator, 2024).
Et surtout, ce qui choque, c’est la sous-estimation de la gravité du viol. Comment accepter qu’il soit ramené au rang de la masturbation, par exemple, et surtout qu’il ne soit pas tenu pour un acte contre une autre personne ? Jean-Paul II, dans ses 129 catéchèses du mercredi, le plus vaste ensemble d’un pape sur le même sujet, appelées « théologie du corps », aurait pu mettre un terme à cette lourde anomalie. Mais rapporte Matthieu Poupart dans Le Silence de l’Agneau (Éd. du Seuil, 2024), « il n’aborde pas une seule fois la question de la violence sexuelle. De façon révélatrice, la notion de consentement sexuel n’apparaît dans sa théologie du corps que dans un cadre strictement sacramentel » (p. 127). Pour le pape, un viol entre époux n’existe pas, et le viol reste à la même enseigne que le libertinage. On voit que, prise sans sa lutte contre l’émancipation sexuelle, l’Église ne sait pas distinguer le libertinage des agressions sexuelles. Il faut attendre le pape Benoit XVI en 2010 (Lettre pastorale aux catholiques d’Irlande) pour lire que l’infraction au 6e commandement est « un péché grave contre des enfants sans défense ».
Au regard de l’ampleur des abus, ce « trop peu » est une catastrophe. En somme, autant que le « trop », il fait manquer sa cible au discours catholique qui s’en trouve décrédibilisé.
Une fois de plus et après beaucoup d’autres observateurs, je ne peux, dans le cadre de ces réflexions sommaires, qu’en tirer une conclusion banale et triste : ce discours en dit beaucoup plus sur ses émetteurs que sur la sexualité humaine… Et comme chacun le sait, ses émetteurs sont des célibataires, et des hommes. Ces célibataires engagés par des vœux se sont communiqué entre eux leur peur des femmes. La tendance, ancienne, s’est fortement amplifiée à partir de la réforme grégorienne, vers 1100, quand le monopole des responsabilités leur a été confié, et que le célibat, un siècle plus tard, est devenu obligatoire. Mieux valait alors ne pas être femme ! Les historiens nous apprennent que les épouses de ceux qui étaient encore mariés ont été poussées… à la prostitution. « La femme », catégorie unique, est devenue « la séductrice », à l’image du serpent tentateur à tête de femme que l’on voit en-tête de cet article sur la fresque de Masolino di Panicale.
Jean-Paul II, dans ses catéchèses, « a bien essayé de dédiaboliser la sexualité et de dédiaboliser la femme en posant sur le regard amoureux un regard plus favorable que celui de l’Église des siècles précédents. Mais pour dédiaboliser la femme, plutôt que de l’affranchir de son association à la séduction, il a préféré dédiaboliser la séduction elle-même » (Le Silence de l’Agneau, p. 134). Double perte : les femmes ne sont pas libérées d’un jugement inique, et la notion de séduction, qui existait dans la Bible est perdue. Ce faisant, il se prive d’un instrument précieux pour qualifier l’attitude des abuseurs.
Ces célibataires sont aussi des personnes de sexe mâle, le sexe fort, celui de la testostérone impérieuse et dominatrice. Du fait d’une histoire plurimillénaire de domination masculine, il n’y a rien d’étonnant à ce que, dans leur imaginaire collectif, le viol soit une sorte d’abstraction, que le corps des femmes et des enfants ne soit pour un certain nombre d’entre eux guère plus qu’un objet à posséder. Serait-ce ce double héritage, celui de l’interdit du célibat et celui de la domination masculine, qui a rendu si inacceptable en catholicisme le plaisir sexuel ? Quelle autre raison y aurait-il à le discréditer ? Je ne vois que la crainte du libertinage. Mais faut-il, au nom des excès, réprouver l’usage commun ?
Si le catholicisme veut rester fidèle à son authentique tradition de soutien aux victimes, ce que rappelle fort heureusement Matthieu Poupart, il doit aplanir les excès et combler les carences de ses positions, en prenant appui sur le donné évangélique. S’inscrire sans restriction mentale dans la réalité de l’incarnation, donc écouter le corps humain, (le « vrai corps », et non le corps collectif ou abstrait qui prend si vite le dessus dans les discours), scruter le psychisme et ses méandres, respecter la personne humaine dans sa liberté de décider, et dans son droit à être entendue si violence il y a eu. « Que veux-tu ? » demande Jésus à la plupart de ses interlocuteurs. N’est-ce pas déjà une manière de reconnaître la nécessité du consentement dans un rapport sexuel ?
Ces constats m’amènent à évoquer avec vous la question du soutien à une initiative actuelle des pouvoirs publics, car elle peut accompagner une saine reconnaissance de la sexualité.
Il s’agit des EVARS, 150 en France, (Espaces, Vie Affective, Relationnelle et Sexuelle) qui sont des lieux d'information, d'écoute, de sensibilisation et de prévention des enfants et des jeunes scolaires, à raison de trois séances annuelles adaptées à l’âge de l’enfant pendant toute sa scolarité (https://ivg.gouv.fr/annuaire-des-espaces-vie-affective-relationnelle-et-sexuelle-evars). Beaucoup d’observateurs rapportent que les jeunes scolaires s’informent désormais trop souvent sur les réseaux sociaux ou des sites pornographiques, et que cela aura contribué à la très nette augmentation de la violence en matière sexuelle des adolescents.
Au nom de la prérogative parentale exclusive, ce programme est actuellement contesté par certains milieux catholiques. Certes, les familles doivent être associées à sa diffusion, et la qualité et l’objectivité des formateurs sont impératives, mais ce programme est une chance pour les enfants, pour les parents, souvent désemparés, et pour la société tout entière.
Prévenir vaut mieux que guérir. L’éducation est le meilleur atout pour faire en sorte que ce qu’a vécu Gisèle Pélicot ne se reproduise plus. Il reste à espérer que l’Enseignement Catholique sous contrat (2 millions d’élèves, soit 17,6% des effectifs scolarisés selon la Cour des comptes, en 2022) soutienne EVARS.
Anne Soupa