Résister aux « nouvelles féodalités » de notre siècle

Publié le par Garrigues et Sentiers

Merci à Marek Zavod pour ce très intéressant et très édifiant prolongement que son article Quelle dictature choisir ?  apporte à mon billet d’humeur Esprit des Lumières versus empoisonnement de l’esprit qui se voulait aussi de raison. Sur tous les aspects dont il traite au regard de l’enjeu qui nous est posé, je rejoins pleinement les vues que défend son article.

Ne faut-il pas en effet se représenter que « l’inversion des rapports entre les ultra-riches (…) et les gouvernements » comme la prise du pouvoir d’une nouvelle féodalité ? Immensément plus puissante, par l’argent colossal et par les armes robotisées et l’arsenal technico-industriel qu’elle détient sans partage, que nos lointains grands seigneurs dont il a fallu des siècles à nos rois pour réduire la violence et les facultés de nuire. Une féodalité qui ne sévit pas à l’échelle d’un royaume et d’une nation, mais dont la volonté est d’user de ses moyens incommensurables pour dicter ses commandements à la planète entière. Avec elle, le servage s’approprie les cerveaux de l’espèce humaine, en usant également des institutions et des médias d’hier qu’elle contrôle, mais en portant cette appropriation à la dimension formidable de conquête que lui procurent les ‘’technologies’’ contemporaines. Au fur et à mesure que celles-ci amplifient leurs capacités jusqu’à donner le vertige, la propagande (et la ‘’communication’’) assouvissent l’appétit de pouvoir qui les instrumentent : ainsi, le lavage de cerveau passe-t-il de l’intention et de l’image approximative à l’exacte réalité vécue.

L’exposition si concrète et si précisément détaillée de la gouvernance qui sévit à Singapour – dont j’ignorais tout jusque-là – à fois ‘’fait froid dans le dos’’, pour ne pas dire qu’elle terrifie le lecteur, et renvoie à une comparaison avec les méthodes de nature comparable pratiquées de déjà longue date à l’échelle de la dictature chinoise, où tout est épié et où chacun est surveillé par le pouvoir étatique en place.

Mais, paradoxalement, le descriptif cauchemardesque de Singapour, de par la concentration géographique très étroite sur laquelle il se compose, possède une valeur d’illustration tout à fait exemplaire. En avertissant que toutes les formes, dont les plus outrancières et les plus insensées, d’espionnage et de contrainte qui y sont en vigueur constituent la projection d’un futur possible sur la plus large étendue, dont celle de nos pays démocratiques.

Dans nos sociétés censées être libres, nous connaissons déjà – et oh combien – toutes les formes de surveillance, de contrôle et de captation des données de nos vies personnelles qui se sont développées et répandues au cours des dernières décennies en suivant l’extension la plus massive et la plus rapide. De la dissémination incessante et démesurée des caméras de surveillance (que personne ne propose plus de limiter aux abords des sites où elles se justifient – écoles, lieux de culte, stades…), et de leur extrémisation liberticide en dispositif de vidéosurveillance algorithmique (VSA), aux écoutes et aux plus invasifs repérages ou captages téléphoniques, et aux incursions et détournements de toutes origines dans nos ordinateurs personnels, la liste des abus de pouvoir étatiques, ou à finalité de sur-augmentation des profits, forme une somme d’atteintes systémiques aux droits des personnes et aux libertés publiques qui aurait été encore tenue pour simplement impensable à la fin du siècle dernier.

L’irruption de l’intelligence artificielle, que Marek Zavod ‘’remet à sa (vraie) place’’, va certainement faire accomplir des avancées considérables aux sciences, et notamment à la recherche médicale, mais telle qu’elle est déployée par tous les grands et petits Musk à travers le monde, et plus encore dans sa forme particulière dite « générative » inaugurée par ChatGPT, elle donne à redouter que la démocratie et l’état de droit soient tout simplement balayés, avec l’éthique et les cultures qui vont de pair, par la généralisation hégémonique du modèle dont ils se veulent l’avant-garde en même temps que le parti unique : celui qui couvre du terme ‘’libertarien’’ la religion du profit, parmi les plus ancrées dans le fanatisme et le culte totalitaire du marché. L’intelligence artificielle y démontrant qu’en comparaison avec elle, aucune inquisition antérieure ne peut revendiquer d’avoir jamais produit une coercition approchant un tant soit peu de son efficience.

Et s’il faut, pour créer l’espérance de repousser ce modèle, que l’intelligence humaine entre résolument en résistance, sans doute celle-ci a-t-elle d’abord à imaginer et à instituer une société politique fondée sur l’authenticité d’une morale citoyenne, – laquelle réfutera et contredira évidemment en tous points sa sinistre caricature qui est « faite d’ordre et de délation ». Tout ce qui s’est formé sous l’esprit des Lumières, tant rationalistes que spirituelles (« l’opium du peuple » n’a été dispensé que par les seules institutions cléricales ou assimilées), sera la première contribution, et la plus essentielle, à la conception de ce nouveau manifeste du Bien commun et de cette nouvelle Déclaration des droits humains.

Une morale opposée en premier lieu aux prédations qui ont toujours existé : ainsi le phénomène galopant de la prise de possession des médias et de l’information par les milliardaires (une captation que la France issue de la Résistance se promettait d’interdire) renvoie-t-il à l’exemple le plus classique de mise sous tutelle, c’est-à-dire de négation, de la démocratie par les ultra-riches. Mais en regard de la résolution civique qu’implique ce sursaut sociétal – dont l’histoire a en mémoire qu’il a connu des esquisses –, combien sera plus immense, ou plutôt véritablement inouï, le défi à relever face à la dégradation globale de la condition humaine qu’activent les hyper-puissances de la mondialisation financiarisée, en misant tout sur leur appropriation de l’arme absolue du tout-numérique.

Un défi qui recouvre toutes les dimensions de la survie d’une espèce humaine éprise de raison et de solidarité. Et qui inclut les premiers fondamentaux de cette survie, puisque par son énorme captation de ressources, en particulier de l’électricité, de l’eau et des minerais, au profit de ses gigas data center, ce qui veut se dénommer une ‘’Intelligence Artificielle’’ interroge en son modèle même, et on ne peut plus gravement, sur une compatibilité de son économie et de ses buts déclarés avec les impératifs écologiques les plus majeurs et les plus prioritaires.

La tyrannie s’est-elle jamais dissociée d’une démence ? Identifiable dans les crimes, les terreurs, les massacres et les exterminations que les tyrans ont commis et fait commettre du haut de leur pouvoir sans bornes. Ce que le péril présent a d’inédit est qu’il ne se dirige plus seulement contre les peuples asservis à un fou qui s’est trouvé investi, ou s’est lui-même investi, de la toute-puissante impunité d’un meurtrier de masse, mais qu’il donne à redouter que l’œuvre de mort s’attaque victorieusement à l’espace humain et au vivant en son entier. Industries additionnées de la chimie et de l’agroalimentaire, agricultures et élevages industriels, oligopoles de la distribution et de tous modes d’échange basés sur la cupidité la plus outrée, n’avaient sans doute pas besoin des géants et des trafiquants du nouveau monde numérique pour mener cette œuvre de mort à sa fin. Mais s’ils ont acquis aujourd’hui la certitude invincible d’y amonceler de nouvelles et incommensurables fortunes, n’est-ce pas parce qu’ils ont en tête que leur ‘’Intelligence Artificielle’’ saura aveugler, et aussi indéfiniment qu’il leur est utile, l’humanité devant les précipices qui, jour après jour, sont creusés plus profondément et plus irréversiblement sous ses pas ?

Didier Levy

Publié dans Réflexions en chemin

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