La Vie. Quelle vie ?

Publié le par Garrigues et Sentiers

Pendant des semaines s’est déroulé un débat sur le droit à l’avortement et sur la fin de vie. Il a brillé surtout par son inanité. Droit à la vie contre liberté de choisir (par la femme pour une naissance ou par la personne en fin de vie), c’est un peu court. La question centrale n’aurait-elle pas dû être une définition de la vie humaine ? Dès que l’on gatte un peu on constate que ce n’est pas simple et que la réflexion peut aller très loin.

Depuis l’annonce de la dissolution de l’Assemblée Nationale et les résultats des élections européennes, ces débats vont probablement disparaître pour un certain temps. Mais la question reste et, dans les circonstances actuelles, elle est fondamentale : nous sommes tous engagés dans la vie, mais quelle vie ? Et nos choix doivent être guidés par les réponses que nous pouvons donner. L’heure est trop grave pour botter en touche, pour les petits calculs ou la guerre des egos, il n’est plus temps de nous laisser aller à nos sautes d’humeur, à nous laisser déborder par nos peurs et nos lourdeurs. Nos vies vont être fortement impactées par nos choix à venir, et – plus grave – celles de millions de personnes qui n’en demandaient pas tant (les migrants, les discriminés, les pauvres, ceux qui ne rentrent pas dans nos moules bien formatés).

Deux types de vie

Alors avant de revenir à la politique faisons un détour par ce qu’on peut dire de la vie. Le philosophe François Jullien (dans son livre De la vraie vie paru en 2020) parle de la « vraie-vie » qui est justement celle que nous ignorons. Ce terme, que je garderai pour désigner le concept, s’applique à un absolu ; il ne s’agit pas de vérité accolée à la vie, mais d’un type de vie. En face l’auteur définit une « non-vie », terme que je garderai aussi et désigne la vie ordinaire qui, d’après lui, ne se suffit pas à elle-même et nous occulte la « vraie-vie ».

La vie que nous vivons ordinairement ne serait pas la vraie-vie. Nous sommes tous dépendants de notre passé, marqués par nos gènes, notre éducation, par mille circonstances. Nous avons tous des espoirs pour le futur qui peuvent modifier nos comportements. Mais à y regarder de plus près, quand nous rentrons en nous-mêmes, nous savons que nous ne sommes pas ce qu’il paraît de nous, nous-mêmes réalisons que nous ne sommes pas ce que nous croyons être. Nous sommes ailleurs, plus haut, non réductibles à un ensemble de qualificatifs. Nous sommes englués dans notre monde, mais quand nous nous écartons de cette vie basique, quand nous renonçons à ce qui nous enferme, quand nous résistons à cette « non-vie », alors nous entrevoyons toute autre chose.

Il ne s’agit pas de valeur, de jugement, mais d’un écart nécessaire qui ouvre une autre vie et change notre vision. Question éthique : avons-nous osé cet écart décisif pour nous aventurer hors de la non-vie, pressentant une autre vie possible ? On ne peut plus revenir en arrière, on continue à vivre les situations ordinaires, mais elles prennent un tout autre sens. Cette vraie-vie est intrinsèquement liée à notre vérité. C’est dans la vraie-vie que nous sommes nous-mêmes, dans notre vérité, que nous touchons notre ipséité, terme cher à Paul Ricœur, qu’il oppose à la mienneté, le moi ordinaire (dans son livre Soi-même comme un autre, paru en 1990). On ne peut pas séparer les deux notions, vraie-vie et vérité, qui sont des absolus, sans adjectif qualificatif. Vie et vérité ne sont pas qualifiables, elles sont. C’est dans la non-vie qu’on retrouve les notions de vie bonne ou mauvaise, vérité relative, etc.

Ce qu’en disent les Anciens

Les « philosophes » de l’Antiquité peuvent nous éclairer sur ce sujet. Il est curieux qu’à la même époque, Platon en Grèce, Confucius et Laozi en Chine se soient attelés à définir ce qui fait notre vie. Plus tard saint Jean (qui est un peu platonicien et marqué par la gnose) s’y attellera aussi. Pour la Grèce nous n’évoquons que Platon pour simplifier, de même que pour la Chine nous citons seulement Confucius et Laozi alors que bien d’autres, à leur époque, ont participé au débat et l’ont éclairé. Enfin, par incompétence, nous n’évoquerons ni l’hindouisme ni le bouddhisme, mais il est certain qu’il serait utile d’aller voir aussi de leur côté.

Platon, Aristote...

Platon appelle à trouver la vraie-vie, qui est la vie éthique. Aristote reprendra cette vision, mais pour la retourner et définir une éthique. Pour Platon, la possibilité d’être soi-même dépend de ce à quoi nous donnons du temps. Pour s’extraire, il faut abstraire, par le travail de la pensée, se hisser hors des limites qui bornent nos vies, passer de nos points de vue particuliers au point de vue de la totalité. Pour lui, il s’agit d’un travail philosophique (d’ailleurs il estime que seuls les philosophes peuvent suivre ce chemin !). Mais pour penser la vraie-vie, il a besoin d’un support, d’une sorte d’avenir dans un Paradis. Alors cette vraie-vie perd quelque peu son autonomie, son caractère absolu, on remplace les déterminations qui nous engluaient par des déterminations transcendantes. La nécessité qu’il éprouve de cette assimilation au divin, de cette conformité à un ordre qui nous dépasse, fait que notre vérité est plaquée sur notre vie pour la modeler, la conformer, elle n’est plus notre Vérité. Ceci est en contradiction avec ce que nous avons compris de la vraie-vie. Celle-ci ne peut être une simple amélioration de la non-vie que nous éprouvons ordinairement, elle est obtenue par un écart (ce qui n’est pas un dépassement, qui serait seulement un mieux, une valorisation), par une dé-coïndence dirait François Jullien, qui condamne définitivement toute conformité à quoi ou à qui que ce soit.

Laozi, Confucius…

Tournons-nous alors vers Laozi, puis Confucius (et leurs écoles qui ont de multiples branches). Pour Laozi, ce qui compte, c’est la « Voie », le « Tao ». L’homme est destiné à trouver la Voie, qui est transcendante (mais pas divine, il n’y a pas de dieu), plus l’homme s’en approche plus il est humain. La Voie est un absolu qui ne se décrit pas, si on est dans la Voie, il n’est plus nécessaire d’agir sur la nature, c’est la Voie qui régit le monde. L’homme est alors complètement passif, il a atteint la perfection. Ce concept de Voie marque le fait que nous sommes essentiellement en chemin, c’est le chemin qui compte, le chemin est la réalité dernière. En ce sens la Voie est notre vie, et c’est en nous approchant de la voie que nous trouvons notre vérité. La vraie-vie (que Laozi n’évoque pas) se trouve dans la Voie, ce qui nous occupe ordinairement n’a pas d’intérêt pour lui, sauf à s’en détacher, à dé-coïncider comme dirait François Jullien.

Confucius cherche aussi la Voie, mais de manière très différente, active. Au contraire de Laozi, il n’y a pas de passivité, c’est dans ses efforts et en respectant des rites, nombreux et bien définis, que l’homme s’approche de la Voie. D’où une foule de conseils, de propositions de modes d’existence pour atteindre notre vie d’homme et notre vérité. En suivant les rites, l’homme se libère de la non-vie qui l’englue pour trouver la vraie-vie. On n’évoque plus une Voie qui serait un absolu, mais des voies nécessaires pour réaliser notre humanité. On pourrait dire que Confucius est à Laozi ce qu’Aristote est à Platon.

Le judéo-christianisme

Autre source de notre pensée, le judéo-christianisme. C’est vers la même époque que Confucius ou Platon, à un siècle près, qu’ont été collationnés les textes fondamentaux de l’Ancien Testament (la réforme de Josias est datée de ~ 622, suivie au siècle suivant des prophètes Jérémie, Ezéchiel et le second Isaïe, Confucius naît en ~ 551, Laozi en ~ 571, Platon nettement plus tard, en ~ 428). Alors que chez Platon la divinité est un concept nécessaire pour trouver la vraie-vie, dans la tradition biblique, la divinité, Yahveh, est première et c’est elle qui propose la vie, qui la régit. L’homme n’est pas détaché de sa vie ordinaire, mais il doit la soumettre aux volontés de Dieu.

Puis vient l’évangile de Jean à la fin du premier siècle de notre ère, influencé par Platon mais s’en détachant nettement. Il a été écrit dans un milieu hellénistique déjà marqué par la gnose, venue de l’Orient. Il est pour nous une ressource à double titre. D’une part, sans qu’il soit nécessaire d’adhérer à la foi de l’auteur, il développe tout au long de son texte un concept de la vie qui a influencé la réflexion philosophique ultérieure et peut encore nous inspirer. On peut dire que tout cet évangile tourne autour de ce concept de vie, Jésus est celui qui est venu donner la vie, c’est cela la « Bonne Nouvelle ». Par ailleurs, pour les chrétiens cette conception de la vie est à la base de leur foi, non pas croyance en des vérités mais adhésion à la personne de Jésus-Christ qui se dit être la Vie.

Les Grecs avaient deux termes pour désigner la vie. « Zôé » (ζωή) désignait la vie dite biologique (nous sommes tous en vie), mais pour la vie éthique, celle à laquelle nous appelle Platon, le terme était « bios » (βίος). Chez Confucius ce serait cette vie éthique, bios, qu’il faut développer, et qui permet d’entrer dans la Voie, le Tao. L’absolu n’est pas bios mais le Tao. Chez Laozi, il faut même se détacher du bios par le non-agir pour atteindre le Tao, la Voie. Jean voit plus loin et se détache de la vision platonicienne. « Zôé » (ζωή), chez lui, ne désigne plus la vie biologique, mais au contraire la vie dans sa plénitude, la vraie-vie, qui ne supporte aucun qualificatif, qui est un concept plein, un absolu. Quant à la vie biologique, mais aussi le souffle vital qui inclut tout ce qui fait de nous des vivants, vie éthique comprise, il le désigne par « psuché » (ψυχή), terme utilisé aussi par les Grecs pour signifier le souffle vital.

Notre vie ordinaire est marquée par toute notre histoire, nos relations, nos peines et nos joies, elle suit une éthique aussi, mais elle ne décolle pas de tout ce qui fait notre monde. Dans cette vie l’homme peut se reconnaître, c’est dans cette vie que les autres nous voient, nous jugent, mais nous savons que nous sommes autres. Cette vie ne dit pas la vérité de ce que nous sommes. Elle nous met sur un chemin, une voie, car celui qui ne progresse pas meurt, mais un chemin aléatoire dont nous cherchons le sens, qui peut aussi souvent nous tromper. Dans cette vie le « moi », ce que je sais de moi, est alourdi par tout ce qui nous a constitués et tout ce qui nous entoure. Paul Ricœur parle alors de la « mienneté », qu’il distingue de l’« ipséité » qui désigne le « soi », le soi véritable qui est notre vérité. Le « soi » nous est souvent caché, il faut nous détacher de la mienneté pour l’approcher. François Jullien dira dé-coïncider de la non-vie pour atteindre la vraie-vie.

Prend alors sens cette parole de Jésus :
« Je suis venu pour qu’on ait la vie (zôé), et qu’on l’ait surabondante » (Jn 10, 10)
(vie qu’on peut aussi appeler « vie « éternelle », terme qui ne parle pas du temps mais de l’amplitude), phrase suivie de :
« Je suis le Bon Pasteur, le Bon Pasteur livre sa vie (psuché) pour ses brebis » (Jn 10, 11).
Ou encore, mais alors chez les autres évangélistes, cette affirmation fort choquante au premier abord :
« Car quiconque voudra sauver sa vie, la perdra ; mais quiconque perdra sa vie propre à cause de moi et de l'Évangile, la sauvera. » (Mc 8, 35) (1).
C’est en renonçant à sa vie-psuché qu’on recevra la vie-zôé, la vraie-vie surabondante. Cette vraie-vie, cet absolu, se suffit à elle-même. Chercher à la fonder sur un autre, un paradis comme le fait Platon, un autre ou un Dieu comme le font les chrétiens, n’est pas nécessaire et même pourrait l’amoindrir, en faire de nouveau une vie ordinaire qui, elle, n’a rien d’absolu et peut nous engluer. C’est la position de François Jullien, ce n’est pas la nôtre.

Comme l’a remarquablement annoncé Lévinas (par exemple dans Autrement qu’être, paru en 1979) notre « soi », notre ipséité, notre Vérité donc, nous est offerte par l’autre. Nous ne sommes pas Prométhée mais réponse à l’autre. Cette « vie éternelle », cette vraie-vie est un don que nous recevons. Le titre de Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, et tout son livre suggèrent l’altérité qui fonde l’identité profonde, l’ipséité de toute personne. Et si l’on poursuit plus loin pour les chrétiens, cet autre est notre vis-à-vis, celui que nous rencontrons, habité lui-même par Dieu qui se donne à travers lui. Il n’est pas question de recherche d’un paradis dans le futur, mais d’une présence ici et maintenant qui fait de nous des vivants.

« Le Royaume de Dieu est parmi vous » (Lc 17, 21) affirme Jésus, c’est maintenant que nous vivons de la vraie-vie... si la non-vie ne l’a pas occultée (2). Mais une nouvelle fois en contradiction avec François Jullien, nous ne pensons pas qu’il faut choisir entre la non-vie et la vraie-vie, ignorer la non-vie pour entrer dans la vraie-vie. Ce qu’il désigne par non-vie est notre base que nous ne pouvons pas ignorer. Nous ne l’annulons pas en entrant dans la vraie-vie, mais nous en dé-coïncidons, tout simplement. Dit autrement dans le langage de Ricœur, l’ipséité n’annule pas la mienneté. Ricœur définit bien le moi qu’il distingue du soi. Le moi, c’est tout ce qui apparaît de moi, cette personnalité construite par mes ancêtres, mon entourage, les événements, c’est la « mienneté ». Le soi, c’est ce que je suis réellement, détaché des lourdeurs, ce que j’entrevois comme dépassant, transcendant mon moi ordinaire, ma mienneté. Il nous faut reconnaître totalement notre mienneté pour atteindre notre ipséité. Je ne me réduis pas à tout ce que l’on sait de moi, à tout ce qui m’a constitué, je sais que je suis plus que cela, que je suis autre, mais tout en me libérant de ce poids du moi je ne le nie pas.

Pour terminer nous sommes amenés à cette phrase fondamentale de Jésus :
« Je suis la Voie, la Vérité et la Vie (zôé) » (Jn 14, 6).
Ces trois notions sont des absolus intrinsèquement liés. La Voie de Laozi, absolu de l’homme, nous met dans cette attitude d’avancer, de progresser. Notre vie, notre vraie-vie, est un chemin, elle n’est pas statique. C’est lorsque nous nous situons dans la Voie que nous trouvons notre Vérité, que nous sommes nous-mêmes, que nous atteignons notre ipséité. Alors nous avons la Vie, la vraie-vie, la « vie éternelle ». Saint Paul peut s’écrier :
« Ce n’est plus moi qui vis (zôé), c’est le Christ qui vit (zôé) en moi » (Gal 2, 20).
Pour nous, chrétiens, cette Vie est celle de Dieu en nous et c’est la nôtre, pleinement. C’est ce que signifie l’affirmation de Jésus lorsqu’il dit que nous devenons « fils du Père ». L’absolu que désigne la Voie, la Vérité et la Vie, c’est Jésus qui nous invite à entrer dans la vie de la Trinité, c’est l’absolu de Dieu.

Quelle vie défend-on ?

Alors il semble que les considérations sur la vie in utero quand on débat de l’avortement, ou sur la « fin de vie » dans les débats sur l’euthanasie, sont un peu surréalistes. De quelle vie parle-t-on ? La Vie, la vraie-vie, notre chemin et notre Vérité vont bien au-delà de ce qui est habituellement discuté, des arguments présentés. Cela devrait nous donner la sagesse de ne pas être trop affirmatifs sur ces sujets et de ne pas en faire un casus belli, tellement la Vie qui nous est offerte dépasse tout cela.

Et pour entrer dans l’actualité politique de cette fin de printemps 2024, avant de choisir notre camp, peut-être devrions-nous un peu méditer sur ce qu’est notre Vie, et quelle Vie nous voulons offrir à nos concitoyens. Si nous croyons que notre vraie-vie est réponse à l’autre, don de l’autre et don de Dieu à travers l’autre, il semble que cela devrait être au cœur de notre réflexion et nous faire dépasser les peurs de l’autre qui semblent bien diriger, et alors vraiment engluer, toute une population qui s’enfonce dans la non-vie.

Marc Durand

 

(1) Curieusement les Synoptiques n’utilisent que le terme « psuché » (ψυχή) alors qu’il s’agit bien de deux termes différents par le sens. Si on regarde bien le texte grec, Marc introduit une nuance, pour ce qui serait la vie zôé (ζωή), il utilise le terme « vie en propre », ou « vie de soi » (ἑαυτοῦ ψυχὴ).

(2) L’eschatologie, l’attente de la Parousie, ne doit pas nous éloigner du « ici et maintenant » du Royaume. Elle exprime que nous sommes sur une Voie qui a un sens, dont la direction est définie par la réalisation du monde en Dieu. Ceci est le fondement de l’espérance chrétienne qui n’a rien à voir avec une projection dans l’avenir qui nous éloignerait de notre présent.

Publié dans Réflexions en chemin

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L
Oh combien pénétrante cette réflexion qui est aussi une méditation sur la longue durée. Le lien final avec l'évangile-Jean est 'une force toute particulière. : "Le moi, c’est tout ce qui apparaît de moi, cette personnalité construite par mes ancêtres, mon entourage, les événements, c’est la « mienneté ». Le soi, c’est ce que je suis réellement, détaché des lourdeurs, ce que j’entrevois comme dépassant, transcendant mon moi ordinaire, ma mienneté. Il nous faut reconnaître totalement notre mienneté pour atteindre notre ipséité"..
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