Niels, une créature de Dieu - conte philosophique
Aux vétérinaires et soignants du Zoo de la Barben
« Crève Charogne »
Niels terrorisé entend la voix haineuse, il s’attend au pire, l’homme aux grosses mains baguées ouvre la cage, la secoue. Après une chute directe, Niels se retrouve sur un trottoir, la voix de nouveau « Crève charogne, si je ne te tue pas de mes propres mains, c’est que tu me dégoûtes, tu pues, tu sens la merde et je ne veux pas me salir les mains, crève ! » Il entend un claquement de portière et la voiture disparaît.
Niels rampe sur le trottoir, tout son corps lui fait mal, il a essayé de se mettre debout mais la souffrance n’en est que plus atroce, il rampe péniblement. « Maman regarde, un petit singe sur le trottoir », une femme s’avance : « Incroyable ! Qu’est-ce qu’il fait là ? Non ne le touche pas, il est peut-être malade ».
Niels sombre dans l’inconscience, il sent vaguement des mains gantées qui le prennent et l’entourent d’un linge, il est transporté en voiture, d’autres mains le saisissent : « Doucement, doucement, cette bête va mourir, il est déshydraté en manque de soins, qui a pu faire une chose pareille ? » D’autres voix, d’autres transports s’enchaînent, Niels les perçoit entre deux pertes de connaissance. Il échoue dans le département du zoo de la Barben réservé aux soins de la faune sauvage.
Entre-temps, une main secourable a humecté ses lèvres avec du sérum physiologique, des gouttes délicieuses décollent sa langue du palais, la douleur est toujours aussi vive, des personnes masquées, en blouses se penchent sur lui : « Urgence absolue, il nous faut un bilan, prise de sang, radio, échographie, perfusez-le, associez des antalgiques, attention au dosage, 20 cm de taille, 200 grammes », « Il est minuscule, avec un regard bouleversant », « Mon dieu qui a pu faire cela ? On déclenche la plainte auprès du procureur ».
Niels s’endort, il se réveille dans un espace clos mais confortable, de temps à autre des soignants avec délicatesse, le nettoient, changent sa couche. Un biberon d’une bouillie délicieuse lui cale l’estomac régulièrement.
Il commence à saisir que le cauchemar est fini, finis les jets d’eau glacée ou bouillante à travers les barreaux, fini la cage trop petite pleine de déjections, finis les hurlements, fini son épuisement à force de mordre les barreaux de la cage pour essayer de s’échapper, fini le martyre. On le lave, on le nourrit, une main le caresse doucement et puis incroyable, une femme en blouse lui parle et sa voix porte des notes tendres : « Comment va-t-il mon bébé aujourd’hui ? », « Comment va mon cœur, mon petit cœur ? ». Jamais depuis qu’on l’a arraché à la poitrine velue et douce de sa mère il n’a connu cette tendresse. Aujourd’hui la soignante lui place dans sa main une peluche et émerveillé il l’enserre de ses mains et se frotte contre elle. À son contact des bribes de souvenirs lui reviennent : des bruits assourdissants de moteurs explosent dans la savane, tout le clan de primates prend peur… Des coups de feu, la terreur, les animaux fuient… Des filets les emprisonnent, sa mère l’enserre de ses membres… Ils sont poussés dans une cage… On l’arrache à sa mère, une face humaine hideuse, se penche sur lui : « Gardez-le, on va en tirer un bon prix »… Depuis sa naissance le contact humain provoquait chez Niels une terreur et la certitude d’un enchaînement de souffrance ! Mais ici c’est différent ! Les jours passent dans la sécurité, les mains des humains prennent soin de lui, les peurs se dissipent, si seulement il pouvait se mettre debout ?
« Tous ses os sont brisés, la partie est perdue, ce petit primate ne pourra vivre normalement, il faut accepter l’inéluctable, tout ce que nous avons pu réussir, c’est qu’il a rencontré des humains qui ne lui causent pas de souffrance, regardez ses yeux ronds immenses, il n’a plus peur de nous », une autre voix : « C’est un crève-cœur ! », ils passent lui dire adieu, qui une caresse, qui une douceur, qui des mots tendres… Niels s’endort doucement, pour l’éternité.
Dans les limbes
Niels se réveilla en pleine forme physique et mentale dans un vaste couloir où étaient massés des tas de gens, certains en pleurs, d’autres crient « Non c’est pas moi, c’est pas de ma faute », d’autres arboraient un sourire extatique. Au centre un homme, registre à la main, annonce « Purgatoire », « Paradis », « Enfer » … Niels trouvait que c’était bien long, tout content d’avoir retrouvé sa mobilité, il sautillait sur place, puis se rendant compte que personne ne s’intéressait à lui, s’éloigna. De couloirs en couloirs (nous ne pouvons préciser le temps que cela a duré car dans l’éternité le temps est aboli) Niels déboucha dans une vallée ensoleillée, une rivière aux eaux transparentes s’offrait à lui et comme il avait grand soif il s’y désaltéra. Des arbres porteurs de fruits couvraient les berges, Niels se saisit d’un fruit rond parfumé. La chair en est si savoureuse que Niels mord à pleines dents, le jus dégouline sur son poitrail. « Eh bien, dis donc tu te régales ?! », Niels leva les yeux de son quartier de fruit et découvrit un homme si grand et à la musculature si puissante qu’il en resta bouche bée. La montagne de chair et de muscles s’affala à ses côtés, en prenant ses distances « Des fois que je t’écraserais ! »
« Moi, c’est Spartacus ». Niels ne réagit pas « Chef des armées d’esclaves en guerre contre Rome, plusieurs fois victorieux des légions romaines, j’ai succombé face au consul Crassus, les armes à la main ».
Niels se relève et de toute sa hauteur :
« Moi je suis Niels, primate de l’espèce Tamarin à mains jaunes d’Amérique centrale, kidnappé, séquestré, torturé à mort par le sadique-de-service ». Niels se souvenait de cette formule d’une soignante et il prenait « sadique de service » pour le nom de son bourreau.
« Tope là » dit Spartacus en plaçant le bout de son petit doigt dans le creux de la paume de Niels, « tu es ici dans les Limbes, l’espace éternel pour les personnes remarquables de l’Antiquité, je te servirai de guide, mais cache-toi dans mon cou je ne suis pas certain que ta place soit ici ».
Niels s’installa sur l’épaule de Spartacus, dissimulé dans ses longs cheveux. C’était un poste d’observation exceptionnel pour rencontrer les divers groupes d’hommes célèbres qui déambulaient dans les jardins. « Tu vois ceux-là ? dit Spartacus, ce sont les épicuriens, ils tournent en rond et ils discutent sans fin sur le bonheur, le désir, le plaisir, la douleur… », plus loin, un cercle attentif autour d’un homme âgé au faciès bienveillant, « Lui c’est Socrate » ils s’approchèrent pour entendre « Aujourd’hui nous nous poserons la question de Parménide, Non, jamais, on ne prouvera quel e non-être existe, inutile de prendre des notes, Platon a repris toute l’argumentation dans le Sophiste ».
Niels aurait bien aimé écouter, tant la question lui semblait étrange mais Spartacus s’impatientait, plus loin ils entrèrent dans un cabinet de travail où un vieil homme se penchait sur des planches exposées aux murs remplies de noms et de dessins. Niels lit : De l’âme, et selon les planches : plantes, animaux, hommes, « C’est Aristote » souffla Spartacus. Aristote se tourna vers eux et perçut la présence de Niels, il l’observe avec la plus grande attention : « C’est un animal, il possède quatre membres pour la mobilité ». Cette réflexion déplaît à Niels : « Oui mais vous savez je suis aussi doté de sensibilité et d’intelligence ». Captivé, Aristote médite à voix haute : « D’accord, pour le mouvement, d’accord pour l’âme sensitive mais je ne t’accorde pas l’âme intellective… » Niels rouge de colère : « Je fais partie de l’espèce des primates reconnus comme les animaux les plus intelligents ». Aristote se retourna vers ses tableaux et s’étonna : « Aurais-je raté des intermédiaires ? ».
Spartacus en profita pour s’éclipser et gronda Niels : « Quoi que tu entendes ne bronche pas, ici, je te l’ai déjà dit tu n’es pas à ta place, mais d’accord avec toi, moi les philosophes je ne les aime pas, pas un, pas un seul représentant de leurs écoles, tu m’entends, n’a levé son petit doigt pour défendre les esclaves qui mourraient dans les mines de sel, qui crevaient au travail dans les latifundia, qui étaient battus à mort, c’est pour cela que nous nous sommes révoltés ! Mais pour parler de l’être, du non-être, alors là ! Ils sont imbattables ».
Son cœur déborde d’amertume :
- Les esclaves ne sont pas des êtres comparables aux hommes libres, notre souffrance »… C’est tout ce qu’il y a de naturel !
- La souffrance, moi aussi je connais et je pourrais leur en parler longuement
- Tu n’as aucune chance d’être entendu, si moi être humain je suis fouetté, torturé, crucifié, alors toi ? Une bête ? C’est hors sujet !
- Si tu le dis… De toutes façons je ne voudrais pas te causer du tort.
- Oui car certains ici considèrent que je ne suis pas à ma place. Tu ne vois pas comme ils me tiennent à l’écart ? C’est Saint Augustin qui m’a défendu, il a affirmé que la guerre que j’avais déclenchée contre Rome était une guerre juste. Mais assez discuté de philosophie, partons écouter Homère. Alors là ! Tu m’en diras des nouvelles, écouter ses histoires c’est magique.
Ils arrivèrent dans une salle où un barde aveugle captivait son auditoire, suspendant parfois son récit, pour laisser place aux notes du luth d’un musicien. « Épisode de l’Iliade chant XXII, la mort d’Hector » : Niels vit un enchantement, il retient son souffle lors du combat d’Hector et d’Achille, il entend le cliquetis des armes remplir l’espace et ses larmes coulent devant Achille traînant le cadavre d’Hector dans la poussière.
Ils sortirent émus « C’est beau, dit Niels, mais je me pose la question du cheval d’Achille » Spartacus tressaillit :
- Je ne comprends pas, c’est quoi cette question du cheval ?
- Achille traitait-il bien son cheval ? Son cheval voulait-il traîner Hector ?
- Mais qu’est-ce que tu vas chercher ?! C’est une histoire d’hommes virils, une histoire de héros, pas un conte sentimental pour femmes et enfants !
- Mais c’est toi qui dis que vous les esclaves n’étiez pas considérés comme des êtres sensibles et que c’est pour cela que vous vous êtes révoltés.
Le ton monte. Niels affronte de toute sa présence d’être-animal l’être-humain de Spartacus.
« Qu’est-ce que tu fais là, ? Ce n’est pas ta place ici ! » l’exclamation de Saint Pierre rompit la dispute, Niels se recroquevilla :
- Je me suis perdu dans les couloirs.
- Taratata ! Maintenant tu me suis. »
Niels et Spartacus tombèrent dans les bras l’un de l’autre, le dur guerrier bégaya : « Tu vas … Tu vas me manquer ». Comme il se retournait une dernière fois sur son ami, Niels le vit désemparé, le suivant des yeux le plus longtemps possible.
Au Xe ciel
Niels trottinait derrière Saint Pierre qui ne décolérait pas « Ce n’est plus possible, IL va falloir qu’IL comprenne, c’est devenu trop compliqué, je dois passer la main, 9 cercles de l’Enfer, 7 corniches au Purgatoire, X cieux… » Niels, histoire de rappeler sa présence : « Pourquoi ne pas s’aider de l’intelligence artificielle ? » St Pierre s’immobilisa : « Tu ne te rends pas compte, reprendre des études à mon âge ? Tu dis n’importe quoi ! ». Ils aboutirent au parloir et c’est à peine si Saint Pierre jeta un œil sur son livre :
- J’appelle Saint François et tu files avec lui dans la Savane, au paradis des animaux.
- Non, dit Niels
- Quuuuoooi !
- Pas maintenant, je veux rencontrer Dieu-le-Père. »
Saint Pierre plonge son regard dans celui de Niels et il y lit une telle détermination portée par l’énergie d’une telle jeunesse qu’il capitule : « Je vais voir ce que je peux faire ». Quelques minutes après : « C’est d’accord, il va te recevoir, mais sois bref tu n’as que quelques instants ! »
Niels s’aventura dans le Xe ciel, la clarté en était si resplendissante, qu’il cligna des yeux avant de s’orienter vers la longue tunique blanche de Dieu-le-Père qui occupait le trône entouré des anges, des archanges, des élus… Toute l’assemblée scrutait l’espace pour discerner l’être si petit qui s’agrippait le long de la tunique de Notre Seigneur. Niels s’installa dans un pli et attendit. Il ne voyait pas la face de Notre Seigneur mais tout son être vivait sa présence. Un silence, on entendit : « Je suis toujours étonné de ce que j’ai pu créer ».
Niels pose la question contenue depuis trop longtemps sur ses lèvres :
- Pourquoi ai-je tant souffert ? Pourquoi Seigneur, Dieu-tout-puissant n’êtes-vous pas intervenu ?
- Le plus souvent, ce sont les hommes, les femmes parfois les enfants qui me posent cette énigme. Au commencement, jai créé le monde, tous les êtres vivants, toutes les espèces puis l’être humain. L’homme et la femme sont différents des animaux, je les ai dotés de l’intelligence et de la connaissance du Bien et du Mal pour leur confier la création.
- Vous voulez dire que vous vous êtes retiré du monde ?
- Oui, mais l’homme et la femme ont la possibilité, s’ils le désirent, de venir en toute liberté vers moi. Je me révèle à eux, ils se révèlent à moi. Je leur dis : si vous témoignez de moi, je serais Dieu, autrement non. Le dialogue s’instaure entre nous, et je les accompagne dans leur engagement pour vivre comme des justes. Dans la révélation l’être humain comprend le monde comme ma création, il se comprend comme créature, il se sent solidaire de tous les êtres vivants.
- Ce qui veut dire que nous les animaux, nous sommes dépendants de leur bon vouloir ?
- La foi d’être des créatures de Dieu donne aux humains le sentiment de leur responsabilité vis-à-vis de tous les autres êtres qui peuplent la terre, l’homme et la femme vivent leur existence comme un don, ils s’émerveillent de la beauté et de la diversité de la nature, ils s’engagent pour devenir les gardiens de la création.
- Ce n’est pas vra…i.. Je veux dire ce n’est pas toujours le cas !
- C’est leur liberté, l’homme et la femme possèdent une capacité de mal inépuisable, certains y succombent et s’adonnent à la haine et aux pulsions de destruction.
- J’en ai l’expérience.
- Niels, n’as-tu été au contact que de méchants ?
- Non ! C’est vrai les vetos de la Barben et toute l’équipe de soignants ont été bons envers moi, une soignante m’appelait même : « Mon cœur, mon petit cœur », jamais personne ne m’avait parlé comme cela ». Sa voix tremble et ses yeux se remplissent de larmes.
- Dans les commencements du monde, lorsque j’ai constaté la capacité infinie de l’homme et de la femme de se mettre au service du mal, je me suis repenti de mon œuvre, j’ai voulu les engloutir sous le Déluge mais j’ai discerné un homme juste : Noé, lui il ne devait pas périr, je l’ai sauvé lui, son clan et tous les animaux qu’il avait embarqués sur l’Arche. J’ai de nouveau confié la barre de la Création à l’homme. Les justes existent. J’admets la complexité de la condition humaine, c’est difficile à comprendre d’autant plus que les justes ne sont pas tous croyants. Croire en moi n’est pas une obligation, l’homme et la femme peuvent vivre sans désirer ma présence et...
Un archange apparut : « Trois personnes sont en attente »
- Niels c’est le moment de nous quitter.
- Non.
- Quuuuoooi !
- J’aimerais rester ici, dans le pli de votre tunique, être en contact avec tous les êtres. J’ai besoin de réfléchir, je n’ai pas tout compris.
- Ce n’est pas possible ! Je n’ai jamais été représenté avec un sin… Je veux dire un primate.
- Mais dans ce pli, qui me verra, seuls ce qui me cherchent ?
- À force d’être bon avec les créatures, ils me marchent sur la tête. »
Niels murmure : « Non, pas sur la tête juste dans le pli », mais Dieu-le-Père avait l’oreille fine : « Nous verrons cela plus tard. Qu’ils entrent ».
La première personne qui entra était un mystique en extase, il s’orientait exclusivement vers le Seigneur et ne perçut pas l’existence de Niels.
La seconde personne exprimait une culpabilité sans bornes « Je reconnais que j’ai péché, je suis un pécheur, je vous demande pardon », répétait-il en permanence, lui non plus ne perçut pas l’existence de Niels
Le troisième, un traducteur de la Bible, revenait sur le passage du « Buisson ardent » quand Moïse demande à Dieu de dire son nom « Seigneur vous avez dit Je suis, ne serait-ce pas plutôt je serai, à moins de préciser Je suis celui qui suis, ? », lui non plus ne perçut pas l’existence de Niels.
Niels songea « Ils sont trop remplis d’eux-mêmes pour me voir »
- « Oui, mais ils ne t’auraient fait aucun mal »
Niels comprit que Dieu-le-Père communiquait avec lui
Le traducteur poursuivait : « Ou mieux encore, je suis celui qui est ? »
Niels a du mal à suivre, ses paupières s’alourdissent, il s’endort.
Quand Dieu-le-Père termina ses consultations, il trouva Niels dormant comme un bienheureux dans le pli qu’il affectionnait. Il ne le réveilla pas.
Et c’est ainsi que Niels séjourna dans la tunique de Dieu-le-Père qui s’habitua à sa présence, et à leurs discussions sans fin sur les différences entre l’être de l’homme et l’être de l’animal, Niels juge exorbitants les privilèges accordés aux êtres-humains.
Tout allait pour le mieux au Xe ciel jusqu’au jour où…
Le monstre
Ce matin-là Dieu-le-Père constata la disparition de Niels, il se leva, secoua sa tunique, rien. Il souleva l’une après l’autre ses sandales : non, il ne l’avait pas écrasé par mégarde ! Au moment où il allait faire appel à toute son omniscience, il perçut de petites secousses dans un des plis latéraux de sa tunique, c’était Niels qui à toute vitesse grimpait vers lui :
- Seigneur, Saint Pierre m’a appelé, le monstre est là, vous savez le sadique-de-service, il demande si nous voulons le rencontrer ?
- NOUS ? Eh bien soit ! NOUS allons le recevoir. »
Entendant le nom de monstre, Saint Michel l’Archange s’ébroua, il avait hâte de reprendre du service, les monstres c’était sa spécialité, il les connaissait depuis des siècles avec leurs écailles luisantes sur tout leurs corps, leurs langues qui crachaient des flammes, leurs faces hideusement cyniques, surmontées de cornes. Pour les combattre il avait mis au point une botte secrète, il fichait sa lance dans l’endroit précis de la jonction entre le cou et le dos, là où les écailles laissaient place à une petite parcelle de peau. Après quelques footings, quelques lancers de javelots il se tint prêt, la lance à la main.
Dieu-le Père s’assoit en majesté sur son trône, entouré des anges, des archanges, de tous les élus. Niels s’assoit en majesté dans le pli latéral, les trompettes sonnent, le hérault tonne : « Qu’il entre », et un homme franchit le seuil de l’assemblée.
Un « Oooooh ! » de déception résonne dans l’espace, on entend le bruit métallique de la lance qui tombe des mains de l’archange St Michel.
L’homme qui s’avance vers le trône de Notre Seigneur est un homme ordinaire, vous l’avez déjà croisé cent fois, dans une galerie commerciale, aux détours d’un trottoir de votre quartier : une taille moyenne, des vêtements bon marché, une montre voyante au poignet, des mains aux doigts bagués, sur sa face vulgaire de grosses lunettes dissimulent son regard, bref un homme banal, tout ce qu’il y a de plus banal. Vous lui avez peut-être même adressé la parole ? Rien de plus facile, il possède une centaine de phrases toutes-faites pour vous parler… Sur la météo, le foot, l’incivilité des gens, seul son regard reste insaisissable.
L’homme perçoit immédiatement la présence de Niels et s’avance vers lui, plein d’arrogance : « Ah c’est toi charo…gne », mais sa voix s’étrangle dans sa gorge, Niels plonge son regard dans celui du sadique-de-service. Il déclenche alors un phénomène inouï, l’homme se couvre de sueur, son front en devient moite, son dos se trempe, il tremble de tout son corps, il s’agite, il crie : « Non, ce n’est pas moi… Ce n’est pas de ma faute… Je n’y suis pour rien !» Des flammes lèchent le bas de son pantalon, il s’agite en tous sens il hurle : « Non, pitié, c’est à cause de ma mère, elle me détestait, elle n’aimait que ses chats alors, j’ai commencé à les torturer… J’y ai pris goût… Personne ne m’aime… Personne ne me regarde sauf les êtres que je torture… Pitié… Pitié… » Plus il s’agite, plus les flammes s’activent, le monstre se consume sur le brasier de la honte et brusquement le sol s’effondre sous ses pieds, il chute dans le 4e cercle de l’Enfer.
L’assemblée des anges, des archanges, de tous les élus, tous restaient sous le choc, tous se demandaient comment le regard d’un être (qui n’était même pas un être humain !) pouvait provoquer un tel jugement (étant bien entendu que Dieu-le-père avait donné son accord).
Annexe : la création du monde selon Niels
Chers lecteurs et lectrices vous aussi vous vous demandez comment le regard de Niels peut provoquer une telle peine ?
Approchez-vous de lui, non ne vous laissez pas impressionner, concentrez vous sur lui et avancez sans crainte, là vous êtes proche, très bien levez la tête, mais non ! Ne regardez pas à gauche ! Qu’est-ce qui m’a fichu des lecteurs pareils ? On reprend : levez la tête, tournez-la à droite, vous y êtes presque, d’un mouvement imperceptible levez les yeux. Je vois, vous changez de couleur ? Les yeux ronds immenses de Niels vous observent, c’est à vous, continuez :
« Je marche dans une savane, c’est l’aube, le soleil monte sur l’horizon, des oiseaux chantent de toutes part, des toiles d’araignées chargées de gouttelettes de rosée s’étirent entre des lianes, des animaux de toutes sortes vivent en liberté. Je vois des tribus de singes, leurs petits se balancent de branches en branches sous l’œil attentif de leurs mères, ils sont heureux, c’est magnifique ! » Le regard de Niels me dévoile le monde à son origine. C’est beau comme la création du monde. Mais si j’observe les petits singes, eux aussi m’observent, ils me provoquent un malaise, plus exactement, une angoisse. Je comprends, ce sont leurs yeux, ils sont tristes, tellement tristes que cela me donne envie de pleurer. C’est comme si tous se tournent vers moi et me posent la question : « Qu’as-tu fais de moi ? ».
Depuis cette question habite mon cœur à moins que ce ne soit Niels lui-même ?
Le conte Niels, créature de Dieu se fonde sur un fait véridique Moi-même je me suis mise en relation avec les vétérinaires du Zoo de la Barben.
Pour l'écrire je me suis inspirée de nombreux livres :
- Les notions de purgatoire, d’enfer de paradis renvoient à La Divine Comédie » de Dante.
- Pour les réflexions sur la Création du monde je m’inspire de la philosophie de Franz Rosenzweig, L’Etoile de la Rédemption, éd. du Seuil.
- Références pour la période Antique : Platon, Sophiste-Politique-Philèbe-Timée- Critias, éd. Garnier-Flammarion ; Aristote, De l’âme, &s. Garnier Flammarion ; Homère, L’Iliade, chant XXII, éd Gallimard collection Folio.
- Pour le portrait du monstre : Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, Collection Témoins, éd Gallimard.
- Christiane Giraud-Barra