Saint Paul et la philosophie. Une introduction à l'essence du christianisme – Notes de lecture de l’ouvrage d’Olivier Boulnois (Troisième partie)

Publié le par Garrigues et Sentiers

Saint Paul et la philosophie. Une introduction à l'essence du christianisme – Notes de lecture de l’ouvrage d’Olivier Boulnois (Troisième partie)

Fin des notes de lecture de Marc Durand sur le livre important d’Olivier Boulnois paru tout récemment (1). Pour consulter les deux premières parties, cliquer ici et ici.

 

Partie III : Qui est l'homme ? Quelle vie possible du croyant ?

Chapitre 6. Le messie et le moi (Gal 2).

"Qui parmi les hommes sait ce qui est de l'homme ?" Nous ne sommes pas ce que nous croyons être, nous sommes celui qui est connu par Dieu.

La notion de "moi" est difficile à cerner, les philosophes l'ont discutée. O. Boulnois critique Heidegger qui parle du "soi" dans lequel se retrouveraient le "je" et le "tu", notion d'ipséité qui lui permet de comprendre la possibilité de relation avec l'autre. L'ipséité est fondée chez Heidegger sur le "souci", notion déjà rencontrée dans le chapitre 4, défini comme la triple structure du Dasein : anticipation, être déjà et être près.

Paul met en question cette notion du "soi". Il pose la question de l'homme :"Qui parmi les hommes sait ce qui est de l'homme, sinon l'esprit (pneuma) de l'homme qui est en lui ? " (1 Cor 2, 11). Que signifie le concept d'esprit, à la fois principe de la connaissance comme homme, et de l'homme comme connaissance de soi ? Et Boèce (peu après Augustin) définit la personne comme une hypostase, une substance de nature rationnelle et individuée. Qu'est-ce que signifie "substance" (mot latin pour "hypostase") et que signifie "individuée" ? Cette façon d'aborder la question ne peut avoir de sens dans la démarche de Heidegger.

Faut-il penser l'homme à partir de son origine, comme un être terrestre (Adam) ou en vue de sa destination, être céleste (le Messie) ? Le moi est-il indivisible (individué) ? Mais alors que signifie "chair et esprit" qui divisent justement le moi ? Comment avec les autres former un seul corps ?

Dans 1 Cor 15, 47 : "le premier homme, issu de la terre, est terrestre; le second homme, lui, vient du ciel". Le terrestre appartient au passé, le céleste existera au futur, entre les deux, l'homme est dans le monde et l'histoire. Il est en cours d'humanisation. Pour Paul, l'humanité est en devenir, tendue entre le premier et le dernier homme. On peut remarquer (cf. Philon) la différence entre les deux premiers chapitres de la Genèse. Le chapitre 2 évoque le premier homme, terrestre, vital, qui reçoit le souffle de vie, le chapitre 1 décrit l'homme à l'image de Dieu, il est identifié au Messie.

Le "moi" est un être hanté, impuissant face à la force du péché. Paul appelle "chair" le "non-moi" en moi, habité par le mal. Dans l'homme failli, c'est la chair qui agit, non l'esprit. La chair (à ne pas confondre avec les corps sensibles) désigne une forme de vie : l'homme dans sa faiblesse. Elle désigne l'homme appartenant au domaine du monde, à l'espace de résistance à Dieu. La chair, c'est l’égoïsme, et ce n'est pas moi, c'est le "non-moi". Face à la chair, forme de vie qui va vers la mort, Paul fait valoir une autre forme de vie, l'esprit (pneuma). La fin de la citation de (1 Cor 2, 11) est : " De même aussi nul ne connaît ce qui est de Dieu, sinon l'Esprit de Dieu". L'Esprit est l'Esprit de Dieu, radicalement distinct de l'esprit de l'homme.

L'homme paulinien est scindé en deux. Mais bien plus qu'une division ontologique, c'est une dissension éthique : deux formes de vie, deux dimensions de l'existence, deux orientations fondamentales de l'être devant Dieu, celle de l'esprit et celle de la chair. Avec elles s'opposent la volonté du bien et l'efficacité du mal.

Paul affirme la priorité de l'autre sur le moi (cf. Levinas). L'humilité est une condition de la vie nouvelle, je suis par autrui, je nais après autrui, c'est grâce à autrui que je peux devenir moi. Le "je" est d'abord donné comme un "tu", je suis parce que nous sommes. Et au cœur du "Je" un Autre est présent, plus intime à moi que moi-même : le Messie. Paul rappelle la solidarité entre tous les hommes (un seul corps) qui ne peuvent pas se passer les uns des autres.

Le Messie ne fait pas nombre avec les autres, il est l'unité totale, intérieure et compréhensive, de toute l'humanité, son moi profond et ignoré d'elle-même. Il ne se borne pas à se livrer à ma place, comme s'il était extérieur à moi, il accomplit le moi de chaque croyant. À la naissance du Messie dans l'histoire doit succéder sa nouvelle naissance dans l'existence de l'homme. Maître Eckart écrit : "Il serait de peu de prix pour moi que le Verbe se fût fait chair pour l'homme dans le Christ, à supposer qu'il fût distinct de moi, s'il ne s'était pas aussi fait [chair] en moi personnellement, afin que moi aussi je sois le fils de Dieu".

Nous ne sommes pas ce que nous croyons être, nous sommes celui qui est connu par Dieu. Nous ne sommes pas ce que nous pouvons acquérir, mais ce que nous avons reçu. "C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis" (1 Cor 15, 10).

 

Chapitre 7. Le "mystère du mal" et le secret de l'histoire (2 Th)

Le mal n'est pas un problème onto-théologique insoluble, mais une pièce maîtresse du drame eschatologique de l'humanité. Le drame historique où se joue le sort de l'humanité se décide à chaque instant, dans la lutte permanente entre le bien et le mal. Notre foi est une pratique dans l'histoire et dans la société qui est fondée sur une espérance, solidaire avec tous les hommes, dans le Dieu de Jésus.

Dans ce chapitre l'auteur se penche sur l'origine du mal en revisitant les diverses philosophies et théologies dont aucune n'est satisfaisante. Ces diverses théories débouchent sur une sorte de dualisme déjà trouvé dans la gnose et finalement sur une aporie.

Selon la gnose du second siècle, suivie sur ce plan par bien des philosophies et théologies, il existe une autre puissance opposée à celle de Dieu. En fait ces théories construisent le problème du mal de manière à le rendre incompréhensible, il signerait l'emprise d'un principe mauvais sur le monde qui ferait échec à la Providence divine. Paul lui-même n'est pas étranger à ce dualisme, mais dans un autre système de pensée. Il considère le mal non pas à partir d'un concept métaphysique (qui mène à une aporie) mais à partir du désir de meurtre et de mort au cœur de l'homme.

Le schéma de pensée ordinaire décrit trois temps : actuellement une "force" (un eskhaton) retient l'Antichrist qui va régner sur le monde (second temps, à la "fin des temps") avant d'être vaincu par le Messie (la Parousie). Nous sommes actuellement dans ce temps de lutte contre la venue de ce Mal qui est déjà parmi nous et il faudra qu'il triomphe pour enfin être vaincu. Cette puissance qui le retient se trouve alors, soit pour certains dans le pouvoir politique (l'empereur romain, puis celui du Saint Empire par exemple), soit pour d'autres dans celui de l’Église. D'où la lutte entre ces deux pouvoirs, chacun estimant que c'est lui qui mène ce combat de façon efficiente. Mais ce schéma, métaphorique, s'il permet d'approcher la question du mal, est par ailleurs obsolète et mène à personnaliser le "Mal" ainsi que l'"Eschaton", puissances indépendantes de Dieu et pouvant s'opposer à lui. Le "Mal" ou "Antichrist" ou "Adversaire" frise la définition d'un second Dieu, inférieur à Dieu. Dans un commentaire en 1956 des Règles de Tyconius, le futur Benoît XVI expliquait que nous vivons le drame historique de l'existence humaine, reconnaissant les parties "gauche et droite" de l’Église, pécheresse et sainte. La Parousie adviendra quand la "partie droite" aura vaincu, la "gauche" disparaissant.

Si nous refusons ce dualisme d'un "Mal" qui est un anti-dieu, alors il nous faut critiquer les éléments dualistes et mythologiques véhiculés parfois dans les Épitres, en particulier la deuxième aux Thessaloniciens (qui n'est d'ailleurs pas de Paul mais apocryphe), et dans toute une Tradition. D'ailleurs l'Épitre en question développe cette mythologie essentiellement dans un but pastoral, et non dogmatique, appelant les croyants à se préparer à la venue du Messie et à comprendre qu'il tarde à venir (fameuse question du retard de la Parousie qui a agité les chrétiens vers la fin du premier siècle). Il nous faut refuser de faire du Mal un principe supérieur ou égal à la bonté divine, rejeter son incarnation en un personnage, et nier qu'il puisse régner sur le monde et sur l'histoire.

Ce qui importe, ce n'est pas la fin des temps, mais la manière dont cette fin oriente le temps présent.  Ce qui importe, c'est de comprendre que le drame historique où se joue le sort de l'humanité se décide à chaque instant, dans la lutte permanente entre le bien et le mal. En chaque action se joue une appartenance, ou bien à la communauté messianique ou bien à la communauté anti-messianique. Le couple de l'anomie (le rejet de la loi, donc règne de l'Antichrist) et de la rétention (l'eschaton qui retient l'arrivée de la victoire du Mal), ce couple constitue la trame du temps, la consistance de la durée, où il faut rester ferme, tenir la fidélité aux enseignements reçus (2 Th 2, 15). C'est en faisant du mystère du mal non pas un problème onto-théologique insoluble, mais une pièce maîtresse du drame eschatologique de l'humanité, que l'on peut rendre possible une action éthique et politique.

La question politique n'est pas de décider qui a la légitimité du pouvoir (le pouvoir civil ou le religieux) mais de vivre le présent dans le monde tel qu'il est, dans la tension entre le monde terrestre et le monde à venir, de travailler à l'humanisation du monde dans toutes ses composantes, à nous confronter à la réalité du mal dans laquelle nous sommes plongés et à laquelle nous participons, à vivre dans la charité, notre action étant fondée sur notre espérance. C'est à travers cette pratique que nous découvrons la réalité de Dieu et du salut apporté par Jésus-Christ.

En paraphrasant le théologien J.B. Metz, on peut dire que notre foi est une pratique dans l'histoire et dans la société qui est fondée sur une espérance, solidaire avec tous les hommes, dans le Dieu de Jésus, Dieu des vivants et des morts, qui nous appelle tous à devenir sujets devant Lui.

 

Conclusion

À travers Paul, nous avons dégagé ce que peut être le christianisme : une forme de vie. Par quelle voie peut-on accéder à une expérience de Dieu ? Pour cela nous avons l'existence, et Paul nous propose un nouvel-être au monde.  Cette existence doit être vécue à travers trois conditions : la foi, la charité, l'espérance, qui sont non des vertus, mais des modalités d'existence. Ce sont des attitudes, des relations actives au Messie.

La foi est le fondement de l'existence du croyant et sa proclamation. Il appartient au monde, totalement, mais il anticipe déjà sur le salut prochain. Il entre dans un nouveau rapport au monde.

La charité est l'engagement concret de l'action du croyant dans le monde. Il est solidaire des autres hommes et à leur service, il construit avec eux le monde. On n'entre dans la vérité que par la charité, a dit Augustin. La charité, venue de Dieu qui nous aime en premier, change totalement notre engagement dans le monde, notre manière d'agir. Elle nous oblige à chaque instant.

L'espérance est ce qui fonde notre endurance face à la résistance du monde et à l'hostilité de la tribulation. Elle nous permet d'exister dans la tension entre l'existence sans Dieu d'ici-bas et la venue du règne de Dieu, dans la miséricorde et la justice.

C'est à travers ces trois attitudes que l'homme peut entrevoir quelque chose du mystère de Dieu.

Marc Durand

(1) Olivier Boulnois, Saint Paul et la philosophie. Une introduction à l'essence du christianisme, Paris, P.U.F, 2022.

Publié dans Réflexions en chemin

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