Saint Paul et la philosophie. Une introduction à l'essence du christianisme – Notes de lecture de l’ouvrage d’Olivier Boulnois (Première partie)
Pour signaler à nos lecteurs le livre important d’Olivier Boulnois paru tout récemment (1), Marc Durand nous livre ses notes de lecture de l’ouvrage, dans lesquelles bien des phrases sont des reprises directes du texte de l'auteur.
L’abondance de ces notes nous a conduits à les scinder en trois ; en voici la première partie.
G & S
Partie I : Bases de notre réflexion théologique
Introduction
Notre but est d'étudier l'essence du christianisme, son sens en lui-même et non vu de l'extérieur par divers philosophes ou penseurs (Hegel, Feuerbach, Nietzsche, Heidegger, etc.). La métaphysique fonde (ou récuse) rationnellement le monothéisme, la théologie en déploie l'intelligence en partant d'une adhésion de foi. Ici est présentée une philosophie de la religion : elle traite d'un phénomène humain, le religieux, et suspend toute adhésion croyante. Elle étudie une forme de vie.
Hegel idolâtre le concept (au-dessus de tout), Heidegger récuse tout discours sur Dieu hors de la foi. Nous allons revenir aux phénomènes originaires du christianisme sans nous soumettre à une ontologie primordiale. Nous interrogeons les écrits de Paul sans les soumettre à une métaphysique de l'être, ou du Dasein (Heidegger). Notre recherche est phénoménologique, elle nous fait remonter au premier discours du christianisme, en analysant les premiers témoignages (il n'y a pas de donnée immédiate en ce domaine, il faut passer par les médiatisations diverses), et nous devrons en détruire les interprétations courantes.
Les monothéismes reposent sur une pensée de l'histoire comme promesse. Avec Paul, nous sommes à l'articulation entre la lecture juive et la lecture chrétienne de la Bible. Paul est sur une frontière, judéen messianiste, à l'origine d'une bifurcation du tronc commun religieux. Le temps pivote sur ses gonds. En partant de son expérience, nous allons étudier un nouveau rapport de l'homme au monde, à autrui, à lui-même et enfin à Dieu.
Chapitre 1. Logos : la sagesse de la Croix (1Cor 1)
Est-il possible d'énoncer quelque chose sur Dieu ? La Sagesse évoquée dans la Bible peut-elle nous éclairer ? Faut-il obligatoirement passer par le Messie pour porter une parole crédible ?
Paul développe sa pensée dans un certain contexte philosophique. Il est alors nécessaire de l'introduire en considérant les questions soulevées à sa suite jusqu'à aujourd'hui : Augustin, Luther, Heidegger, Wittgenstein doivent être dépassés pour situer cette pensée. Il faudra aussi évoquer plus tard, à propos du mal, les travaux de Nietzsche et de Freud.
Wittgenstein estime qu'on ne peut rien dire sur la vérité du christianisme, car c'est un vécu (tout comme une expérience esthétique est incommunicable), elle se vit de l'intérieur. À cela O. Boulnois répond que le versant expérientiel de la foi vécue, lui, est communicable.
Plus difficile à critiquer, la position de Heidegger. De fait se trouvent chez Paul deux phrases contradictoires. Dans Rom 1, 20 : "Depuis la création du monde, ses œuvres rendent visibles à l'intelligence ses attributs invisibles", ce qui signifie la possibilité de connaître Dieu par la réflexion "naturelle", auquel s'oppose 1 Cor 1, 20 : "Dieu n'a-t-il pas rendue folle la sagesse du monde ?". Dans ce cas la philosophie est impuissante à saisir Dieu. Pour Heidegger, s'appuyant sur Luther, Paul a rejeté la voie de la théologie naturelle. En d'autres termes, la théologie de la Gloire est caduque en face de la théologie de la Croix. Et cette dernière, dit-il finalement, renvoie à l'expérience de l'homme, qui est "la nuit du péché et l'ignorance de Dieu". Donc finalement si pour Paul la sagesse de Dieu est une folie (on peut traduire le terme grec par "ineptie"), Dieu ne peut plus être un objet métaphysique. C'est parce que l’Église s'est laissée emmener par la sagesse grecque, dit Heidegger, qu'elle se serait dévoyée en développant une théologie "naturelle".
Pour Luther, la théologie de la Croix détruit les "bonnes œuvres", dont fait partie la connaissance de Dieu. Il écrit : "Celui qui n'a pas encore été détruit, réduit à rien par la Croix [...], celui-là s'attribue œuvres et sagesse à lui-même et non pas à Dieu, et ainsi il abuse des dons de Dieu, et les souille". Mais si Luther oppose ces deux théologies, il ne renonce pas à la théologie naturelle. Il lit la suite de la citation dans Rom 1 et estime alors que, à cause du péché, les hommes n'ont plus accès directement à cette théologie sans passer d'abord celle de la Croix. Augustin, sur la même question, prônait deux voies, la Croix et la Gloire, celle de la face immuable de Dieu et celle de "son dos", manifestation dans la chair du Christ. Cela implique une contradiction entre les œuvres et la grâce. Luther, en affirmant que la voie de la sagesse est fermée tant qu'on ne passe pas par la Croix, radicalise Augustin et Paul. Ce dernier était aussi marqué par la pensée helléniste qui a imposé la voie de la Gloire, mais il a conservé la contradiction. En fait il introduit une expérience absolument neuve en usant du langage commun, y compris philosophique (sans être philosophe). Au-delà de la contradiction entre les deux théologies, et ainsi en la résolvant, il annonce un monde nouveau dans lequel peuvent être repris tous les savoirs. Mais ils ne sont que "sottise" au regard du Logos, s'ils restent des savoirs de l'ancien monde.
Paul va au-delà de la philosophie pour recevoir la sagesse de la part du Messie. La Croix opère un jugement (une "critique") entre ceux pour qui elle est méprisable et ceux qui la reçoivent et qu'alors elle sauve. La proclamation de la Croix, insoutenable, s'est retournée en "Bonne Nouvelle" que l'homme ne peut reconnaître qu'à l'initiative de Dieu. Pour atteindre cette vérité, la connaissance théorique est inefficace, la charité en est la condition.
On a ainsi assisté à une destruction du langage possible par Wittgenstein, une destruction heideggerienne portant sur la possibilité des concepts, de Luther sur le discours de la théologie de la Gloire. La destruction paulinienne, elle, est une "mise en suspens" (époché de la phénoménologie) de la forme de la vie mondaine, afin d'en faire surgir une autre possibilité : la vie messianique.
Chapitre 2. Cosmos : le temps de la fin (1 Th)
Dans la pensée de Paul, le temps que nous vivons, l'espace dans lequel nous évoluons, sont renouvelés. Nous vivons dans une tension entre notre monde et notre temps, et le monde et le temps de la fin, de l'eschatologie.
L'événement Messie inaugure une nouvelle temporalité qui transforme radicalement le moi, sa manière d'exister et d'habiter le monde. Surgissement d'une existence nouvelle en rupture avec l'être au monde spontané. Contre une vision évolutive de l'histoire (monde prévisible, dont la connaissance est soumise à une logique qui élimine tout véritable avènement), l'eschatologie prend le relais. La fin n'est pas une finalité, mais un événement inscrit dans aucun calendrier, qui advient soudain interrompre les forces humaines.
La présence de soi à soi (celle de Dieu) n'est pas atteinte par les hommes, ni la fin de l'histoire dans l'éternité. Est atteint le présent comme un don. La parousie engage une nouvelle herméneutique du moi, où un avènement invisible et futur donne un sens nouveau au visible et au présent.
L'homme se trouve dans une problématique de l'espérance qui introduit quatre questions : l'imminence, la tribulation ("thlipsis"), l'espace et le temps, la définition du monde ("kosmos").
Imminence. Elle indique un avenir (qui est contingent) et non un futur (qui est nécessaire, "dans la logique"). "Ce qui vient" n'est ni le présent, ni l'avenir, mais ce qui commence en eux, les rend possibles et les sous-tend : l'avènement d'une transcendance. Le croyant s'efforce d'actualiser en lui la venue du Royaume, mais la soumission au monde et à son ordre ne disparaît pas. Vivre dans cette tension, cela s'appelle l'espérance. L'attente du Messie n'est pas chronologique (son temps n'est pas mesurable ni prévisible), c'est une forme de vie : la charité est le fondement de l'unité entre celui qui proclame, l'événement qu'il proclame et ceux à qui il le proclame.
Tribulation. Elle révèle la radicalité de la conversion qui "se paie dans son être même". On a choisi (dans la joie) de traverser la tribulation comme une épreuve positive, transformante, en vue de devenir ce que nous sommes vraiment.
Dimension temporelle et spatiale de la tribulation. Le kairos est le temps messianique, il indique le maintenant, l'unique temps que nous puissions vivre. Ce n'est plus le temps du monde (le chronos), mais un changement qualificatif du temps vécu. Il ne s'agit pas de vivre en attendant que le monde soit sauvé, mais de participer à sa croissance, en étant toujours disponible pour l'impensable. L'avènement, imminent sur l'axe du temps, est déjà là sur l'axe de la relation à Dieu. Et chaque homme vit dans l'urgence d'accomplir sa vie. La thlipsis est la tribulation, la pression que nous subissons pour vivre notre "vraie" vie. Il nous revient "d'agir en digne prédécesseurs de l’être prochain que nous serons" (M. Proust, dans À l'ombre des jeunes filles en fleur).
Le monde nous presse (thlipsis) en s'opposant à notre foi, la porte est étroite. La tribulation est signe de l'hostilité du monde. Notre rapport au monde n'est ni hors, ni dans, mais à l'étroit. La fidélité consiste à se rapporter autrement au monde.
L'homme peut à la fois exister dans le monde et exister devant Dieu, et ordonner la première dimension à la seconde.
Le monde (kosmos). Le centre de l'homme se trouve par essence hors de lui. Il ne peut devenir lui-même sans l'Autre qui fait de lui un autre soi (cf. la pensée d'Emmanuel Levinas). Le kosmos n'est pas une réalité physique : c'est ce qui permet à l'homme de se saisir comme une totalité.
L'espérance est précisément le dévoilement de ce que l'homme ne voit pas au présent. Elle est la manière dont le phénomène du bien se manifeste à son désir. L'homme sait que cet événement absolu n'est pas seulement au bout du chemin, de la ligne du temps : il survient déjà, il advient en lui, il vient bouleverser sa vie.
Marc Durand
(1) Olivier Boulnois, Saint Paul et la philosophie. Une introduction à l'essence du christianisme, Paris, P.U.F, 2022.