Saint Paul et la philosophie. Une introduction à l'essence du christianisme – Notes de lecture de l’ouvrage d’Olivier Boulnois (Deuxième partie)

Publié le par Garrigues et Sentiers

Saint Paul et la philosophie. Une introduction à l'essence du christianisme – Notes de lecture de l’ouvrage d’Olivier Boulnois (Deuxième partie)

Suite des notes de lecture de Marc Durand sur le livre important d’Olivier Boulnois paru tout récemment (1). Pour consulter la première partie, cliquer ici.

 

Partie II : Notre éthique. Usage du monde, impuissance de la volonté, soumission au mal ?

Chapitre 3. Ethos (1) : usage du monde et suspension des différences (1 Cor 7).

Mise entre parenthèses du monde (épochè phénoménologique) comme méthode pour comprendre notre situation.

Remarque préliminaire : Dans ses lettres Paul ne sépare pas sa dogmatique de l'exhortation morale, sa dogmatique a un côté pratique, non spéculatif. Les exhortations de Paul restent générales, il ne rentre pas dans la morale concrète. Nous agissons dans le kairos du maintenant : le moment de la rencontre entre Dieu et l'homme. L'action de l'homme est l'accomplissement en Dieu, par Lui et pour Lui, de son œuvre à Lui, qui est plus qu'une éthique, car elle se fonde sur l'espérance, sur la temporalité messianique.

Le Messie n'est pas une cause extérieure à l'œuvre et à l'homme qui agit, il est la semence semée par l'homme. Il est à la fois l'origine, la croissance et la fin dernière.

"Comme ne pas" : la désactivation du monde

"User du monde comme n'en usant pas" prôné par Paul souligne une désactivation du temps chronologique et l'activation d'un temps messianique. Pour comprendre l'économie du salut, Paul demande de mettre le monde entre parenthèses sans le condamner ni l'ignorer. L'imminence conduit à une suspension des biens finis (une "époché" phénoménologique). Paul met le monde en tension avec lui-même, destituant les rapports mondains au nom de ce qui n'est pas encore mais vient déjà.

Vivre la vraie vie, ce n'est pas fuir ce monde vers un ailleurs, mais mettre entre parenthèses ce monde-ci sans le quitter. La bonne traduction du texte de Paul, est "user du monde comme n'en abusant pas" (il utilise deux termes grecs différents). Pour bien vivre, on ne peut cesser d'échanger et d'user, mais il faut cesser de se cramponner aux richesses et d'en abuser. Saint Augustin dira de ne pas aimer le monde comme si c'était une réalité ultime. Bonhoeffer parle de la "réalité avant-dernière".

C'est l'imminence de la venue du Christ qui met en suspens tous nos usages du monde, nos investissements sont provisoires. Chez Paul, le "comme si" ou "comme ne pas" est un potentiel qui m'ouvre dès maintenant une possibilité, "potentiel du présent" à la place du potentiel de l'avenir ou l'irréel du présent. Nous vivons dans une superposition des mondes possibles : au cœur de ce monde réel, un autre monde est tout aussi possible, et c'est vers celui-là que l'attitude du croyant doit tendre.

Au lieu de chercher dans l'usage du monde un principe métaphysique de centralisation vers le soi (comme Platon ou Aristote), Paul introduit un principe de désactivation, de désappropriation de toute appropriation. L'attitude proposée est une attitude de dé-coïncidence (cf. la pensée de François Jullien). Plutôt que de détruire l'ordre du monde, il s'agit de s'y dérober. C'est une suspension pratique, non pas de l'action mais de l'investissement du moi dans l'action. Cette désactivation a une portée politique, elle réduit à néant l'histoire de l'ordre politique. Les hommes sont tenus d'obéir (ce qui peut devenir un retour conservateur), mais en ayant une "pensée de derrière" qui est une forme de désobéissance. Lorsque viendra la fin des temps, le Messie aura "désactivé toute principauté, toute domination et toute puissance" (1 Cor 15, 24).

L'appel du Seigneur ne demande pas de changer la vie, il est en lui-même ce qui change la vie. La "nouvelle créature" n'est que l'usage et la vocation messianique de l'ancienne. Paul ne vient pas modifier les offices ni réformer les structures politiques, mais il vient frapper de nullité ces structures, induisant une libération de toute dépendance envers les puissances mondaines.

Cette nouvelle forme de vie au cœur des engagements du monde est elle-même une anticipation de la venue du Messie : cette existence est à la fois vécue dans le monde et tendue vers Dieu.

 

Chapitre 4 : Ethos (2) : La Loi, l'impuissance et le judaïsme (Rm 7)

Non pas seulement Paul, mais tous les croyants sont confrontés à leur impuissance. Situation de tout homme qui est jeté dans le monde et dont la fondation ne se trouve pas en lui-même.

Pour Augustin luttant contre Pélage, l'homme est incapable d'accomplir les commandements : le juste vit de la foi, pas des œuvres. Luther reprend Augustin lisant Paul : impuissance de la volonté suivie de la torture de l'inaccomplissement, qui mène à l'abolition de la Loi par la foi.

Nietzsche accuse alors Paul de mettre fin au règne de la Torah en fondant le christianisme. Sa conversion est vue comme un cas particulier de la vengeance des faibles. Pour lui, Paul transforme l'impuissance de sa volonté (il pense que Paul parle de son expérience personnelle en parlant de sa faiblesse, ce que nous contesterons) en renoncement à vouloir, renoncement identifié à une théorie de la rédemption. Le faible accepte la domination en la présentant comme un idéal.

Il nous faut alors vérifier si Paul parle de son expérience personnelle, s'il a soutenu que la Torah soit abolie et si le christianisme est une négation du judaïsme.

L'homme n'a pas la possibilité d'exister authentiquement par sa propre décision. La narration du péché originel définit l'existence humaine comme souci, ce qui structure notre être-là (le Dasein de Heidegger). Le Dasein, notre être-là, est à la fois abandonné au monde et confié à lui-même. Dans le souci, l'homme est déjà-là, il est près de ce dont il s'occupe et il anticipe sur lui-même pour se projeter. Cette anticipation le met face à la mort, ce qui lui donne la possibilité la plus propre d'être, possibilité d'authenticité face à l'impersonnel "on". C'est ce Dasein, structuré par le souci, qui est confronté à la contradiction entre sa volonté et l'impuissance de cette volonté.

Quand il évoque cette impuissance (à la première personne) Paul parle de l'homme en général et non de lui (en ce qui le concerne, en de multiples occasions, il exprime des sentiments opposés à cette impuissance) : il exprime une contradiction entre le vouloir et le faire. Chez Augustin il s'agit de la contradiction entre volonté rationnelle et concupiscence (Augustin fait de la morale). Pour Luther, l'homme veut le bien et hait le mal, mais à cause de la chair il accomplit le mal. Et chez Nietzsche, la pensée de la grâce devient la haine de la chair, de la volonté, la soumission des faibles. Pour Paul le "je" du "je fais le mal que je ne veux pas" représente le peuple dans son impuissance. Il parle de l'échec des Judéens à accomplir la Loi de Dieu, ce qui les enferme dans la même impuissance que celle des païens. Le problème n'est alors pas que les œuvres bonnes, sans la grâce, ne donnent pas de mérite (cf. Augustin) ou conduisent au désespoir (Luther). Le problème est tout simplement que l'homme n'arrive pas à accomplir les œuvres bonnes. Paul n'oppose pas la foi et les œuvres, mais les œuvres de la Loi au salut par la foi de Jésus Messie. La Loi n'est pas performative, ne permet pas d'accéder au salut, elle ne fait que rendre plus évidente la victoire du péché et oblige l'homme à se tourner vers la justice venue de Jésus Messie. L'impuissance à bien agir n'est pas une malédiction psychologique, une faiblesse de la volonté, c'est une caractéristique de tout homme sous la Loi (qu'elle vienne du peuple judéen ou qu'il veuille s'y soumettre lors de sa conversion).

Le peuple juif est entré dans la grâce de Dieu par élection, pour s'y maintenir il lui faut observer la Loi, que Paul n'abolit pas. La Loi de Moïse ne donne pas le salut, elle permet de le conserver. Paul met fin à la logique d'exclusion qui fait de la possession de la Loi l'apanage du peuple sauvé. En refusant de réduire la justification aux œuvres de la Loi, il l'étend à tous ceux qui adhèrent au Messie Jésus. Et la Loi se résume en la charité. En Gal 5, 14 : "toute loi est accomplie en une seule parole : aimez-vous les uns les autres". Et en Rm 13, 10 : "l'amour est la plénitude de la Loi". La charité est donc la Loi parvenue à son achèvement.

Levinas insiste, c'est le visage d'autrui qui m'oblige, sans supposer l'amour de soi. Mais qui est autrui ? D'abord ceux qui sont greffés sur la même Alliance dans la foi en Jésus, mais au-delà aussi : "poursuivez toujours le bien, à la fois les uns envers les autres et envers tous" (1 Th 5, 15). Paul est universaliste, l'événement messianique est pour tous, il est indifférent aux différences, ce qui semble le distinguer du judaïsme. En fait l’Évangile est à la fois l'accomplissement de la promesse faite au peuple juif, et un événement radicalement neuf, proposé à toute l'humanité.

Paul invente la différence entre la culture et le culte : Juifs et païens nouveaux croyants peuvent conserver leurs traditions ethniques en désactivant leur dimension religieuse. L'opposition des Judéens et des païens ne cessera qu'à la fin de l'histoire, lorsque le Messie intégrera les uns et les autres dans l'unité de son corps.

 

Chapitre 5. Ethos (3) : l'empire du mal et le débordement du bien (Rm 5)

Le mal est une réalité qu'on découvre en oppositon au bien qui est premier.

D'où vient le mal ? Pour comprendre Paul, nous devons remonter à Freud, Nietzsche, Augustin.

Freud constate la dualité qui nous structure : Eros et Thanatos, principes de vie et de mort. La haine serait plus originelle que l'amour, et la finalité de la vie serait la mort. L'homme se sent alors coupable et il l'est. Le concept de péché originel, attribué à Paul, cristalliserait ce sentiment de culpabilité. Culpabilité du meurtre du père, avec comme issue la rédemption par le fils.

Nietzsche, qui connaît le péché originel à travers Augustin, accuse Paul, parce que torturé par son impuissance, d'avoir trahi l'Évangile en créant un dysangile, une mauvaise nouvelle. Le péché originel est pour lui la première affirmation de la volonté, la rédemption par le Christ sa plus grande négation. "La théologie, c'est la perversion de la raison par le "péché originel" (le christianisme)" (Nietzsche dans le Crépuscule des Idoles, § 2).

Pour Augustin, tout homme naît pécheur, le péché étant héréditaire, alors que pour les Pères grecs, c'est la mort qui est héréditaire, non le péché. Pour Pélage, s'appuyant sur la notion de liberté, les hommes imitent la faute d'Adam et se rendent coupables, mais il n'y a pas d'hérédité. Augustin hypostasie (essentialise) le drame de la volonté faillible dans la faute d'Adam. Il réintroduit ainsi le mal sur le plan de la nature, ce qui conduit au concept monstrueux de "péché de la nature".

Si nous héritons du mal, nous n'en sommes pas responsables, et ce n'est plus un mal. Seul le concept d'un commencement libre du mal au sein du vouloir humain peut être authentique.

Paul et l'origine du mal (Rm 5, 12)

La question est de comprendre d'où vient le mal et comment il se transmet. Ce n'est pas une question métaphysique, mais existentielle. Toute spéculation sur les origines (du mal, ici) est nécessairement narrative, mythologique ; elle implique le déchiffrement d'un symbole à la lumière d'une eschatologie.

Paul situe en premier la surabondance du bien, qui nous amène à penser le mal, qui doit être pensé à partir de l'événement messianique. Pour l'homme, selon Paul, le mal est toujours là (nous sommes jetés dans le monde tel qu'il est, ce qui implique notre déréliction). C'est à partir de l'acte positif du don de la vie par Jésus qu'on peut mesurer le négatif, les abîmes du mal qui ont été abolis. La faute n'est pensable qu'à partir de l'irruption gratuite du bien.

Le péché est entré dans le monde par l'intermédiaire d'Adam (il le précédait donc...) et avec lui la mort est passée par la brèche. Il ne s'agit pas de la mort biologique qui concerne tout le vivant, mais la mort de l'homme, la déréliction, l'échec. Le désir du mal est un désir de mort. La mort n'est pas une punition pour le péché, le péché est la domination de l'homme par la thanatos.

Si Dieu est Dieu, il n'a pas idée du mal. La mort n'est donc pas un châtiment de Dieu, mais une peine que l'homme s'inflige à lui-même. Tout homme est esclave de la mort et de la faute qui sont les deux faces de la puissance qui règne sur l'existence humaine dans le monde. Chacun pèche par lui-même mais le mal a une dimension collective : puisqu'il y a unité dans le salut, il y a solidarité dans la faute. Le mal est une force qui sépare les hommes de Dieu et de tous les biens, de la vraie vie pour commencer. Il est œuvre de mort.

Adam est l'archétype de la peccabilité humaine, personnifiée en lui. "Adam n'a été cause que pour lui-même, mais chacun de nous tous, pour lui-même, est devenu Adam" (2 Bar 54, 19).

La clé de la question de l'origine du mal est l'unité de tous les hommes dans le Messie. Il sauve toute l'humanité pécheresse, instituant une solidarité dans la grâce. Mais alors celle-ci révèle, a contrario, la complicité des hommes dans le mal. L'homme se révèle pécheur en tant qu'il a besoin de la justification. C'est la plénitude de la vie nouvelle qui révèle la défaillance de la vie antérieure, et non l'inverse.

Pour Paul, l'homme a reçu sa servitude d'un autre (l'Adversaire), et il reçoit alors sa liberté d'un autre au plus intime de lui-même, le Messie. L'éthique se fonde sur une extériorité, sur un événement venu d'ailleurs. La liberté ne vient pas de notre arbitre, mais d'une altérité première.

En conclusion

Il nous faut poser la question du mal comme une question pratique, existentielle : une réalité à combattre plutôt qu'un problème à résoudre. Il faut éviter de se soumettre à la pulsion métaphysique qui nous fait tomber dans la spéculation dualiste (l'Adversaire contre Dieu) ou la théodicée.

Augustin a déformé Paul avec sa doctrine du péché héréditaire. Paul n'annonce pas un dysangile, la culpabilité n'est pas au centre de sa pensée, ni le péché, mais la grâce. On retrouve les trois grandes thèses de Ricœur :

  • Le péché originel est un acte, non une substance. Il faut déchiffrer le récit de la première faute comme étant la nôtre.
  • Le mal déjà là n'est pas hors du mal que nous posons.
  • Le mal que nous commettons ou trouvons n'est pas hors de l'histoire du salut.

Marc Durand

(1) Olivier Boulnois, Saint Paul et la philosophie. Une introduction à l'essence du christianisme, Paris, P.U.F, 2022.

Publié dans Réflexions en chemin

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A
Augustin n’a pas bonne presse chez les chrétiens libéraux. C’est qu’il est l’inventeur du péché originel, «ce qui conduit au concept monstrueux de “péché de la nature”». Mais pourquoi Augustin en arrive-t-il à cette conclusion? Parce qu’il est chrétien et que, comme je l’ai déjà écrit, «Toute souffrance doit être justifiée pour sauvegarder la bonté de Dieu. D’où sa recherche torturée d’une raison à ce qu’il considère à juste titre comme le grand problème: certaines souffrances d’enfants. Il prend le problème à bras le corps et lui donne une réponse, atroce (l’enfant est coupable), mais il donne une réponse - à mon avis la seule réponse qu’on puisse donner en tant que chrétien (1)». Que cette réponse ne tienne pas la route parce que, «Si nous héritons du mal, nous n'en sommes pas responsables, et ce n'est plus un mal. Seul le concept d'un commencement libre du mal au sein du vouloir humain peut être authentique», bien sûr, mais justement : L’ENFANT N'EST PAS LIBRE, et le christianisme, qui «n’a qu’un seul défaut : c’est que ce n’est pas vrai» (Renan), ne pourra jamais résoudre ce problème, sauf en arrivant à la conclusion que Dieu n’existe pas (incompatibilité de l’existence d’un Dieu d’amour et de la souffrance injuste) et en se détruisant. De toute façon, le croyant pourra toujours répondre, et c’est ce qu’il fait, que, si lui ne connaît pas la réponse parce qu'il s'agit d'un «mystère» (2), Dieu, lui, la connaît et que le croyant la saura à la fin des temps. Réponse de tout repos qui permet de ne pas changer d’avis tout en ne répondant à rien.<br /> <br /> Armand Vulliet<br /> <br /> (1) «Vous ne pouvez [...] pas nier que, sous le gouvernement d’un Dieu souverainement puissant et souverainement juste, les enfants ne souffrent beaucoup, car c’est là un fait qui vous ferme la bouche et qui vous crève les yeux. Ne remarquez-vous pas que vous rendez Dieu injuste, alors que, voyant les peines auxquelles les enfants sont si manifestement soumis, vous les déclarez cependant innocents?… En présence des souffrances si nombreuses et si grandes des enfants, il est impossible de dire que Dieu est juste quand on nie le péché originel.» (Opus imperfectum 5, 64, cité dans Joseph Turmel, Histoire des dogmes 1, 1931, p. 135.)<br /> (2) «[…] qu’y a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté pour un péché où il paraît avoir si peu de part qu’il est commis six mille ans avant qu’il fût en être? Certainement, rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine, et cependant, sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme. De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable à l’homme.» (Blaise Pascal, Pensées, 122 [Br 434, La 131, Se 164], in Œuvres complètes II, NRF/Gallimard, 2000, p.582.)
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