Que croire et que faire ? – Témoignage de Jacqueline et Jean-Marie Kohler
Jean-Marie Kohler, dont les lecteurs de ce blog ont pu à plusieurs reprises apprécier les articles, ainsi que son épouse, nous ont fait l’amitié de nous confier ce très beau témoignage en forme de relecture de leur vie, que publie également la revue Parvis dans son n° 122-123 (https://www.reseaux-parvis.fr/revue-reseaux-des-parvis-n-122-123-ete-2024-quest-ce-quon-lui-a-fait-au-bon-dieu/) Nous leurs en sommes très reconnaissants.
G & S
Dévoiler les passions qui animent nos vies est délicat – on en dit souvent trop ou pas assez... De tels témoignages méritent néanmoins d’être osés pour susciter des échanges et avancer ensemble. Nos vies sont toutes singulières et relatives, mais la perception de leur complémentarité éclaire l’horizon de nos cheminements personnels et nous rend plus solidaires. L’itinéraire survolé dans cet article montre que la foi chrétienne peut rester vivante et vivifiante alors que les Églises s’échouent et que, sous ses aspects habituels, Dieu n’intéresse plus grand monde. Cette foi peut encore donner souffle à nos vies et inspirer nos engagements si, en sens inverse, elle se renouvelle en prenant en compte notre vécu et les questions qui l’habitent. La vocation de la théologie n’est pas d’ordre muséographique : il ne suffit pas d’inventorier et de conserver des trésors religieux du passé, il faut sans relâche prendre le risque de se réinventer en symbiose avec le monde pour qu’advienne ce que le travail et le ciel permettent d’espérer.
Notre monde est capable de produire des merveilles mais se trouve plus que jamais menacé par l’avidité et la violence des hommes (aux plans écologique et politique entre autres) ; et, en attendant une aube nouvelle, le ciel se vide et perd ses fonctions protectrices à mesure que s’estompent les figures traditionnelles de Dieu et de son entourage céleste (effondrement des institutions religieuses, de leurs anciens décors et des croyances surannées). Dans ce contexte, nous avons été de celles et ceux qui remettent en question les idées reçues et l’ordre établi pour essayer d'ouvrir de nouveaux chemins (Cf. https://www.recherche-plurielle.net). D’où le long voyage que nous avons effectué ensemble pendant 60 années. Présents sur de multiples fronts, nous nous sommes efforcés d’élucider les mutations sociétales causées par le progrès fulgurant des connaissances scientifiques et technologiques et nous nous sommes engagés dans les luttes visant à instaurer plus de justice et de fraternité entre les hommes. Des engagements qui ont exigé des choix cruciaux au plan politique : conservation de l’ordre – désordre dominant, ou combat pour l’émergence d’une civilisation plus humaine (pour la sauvegarde de l’humanité et de la planète, contre la marchandisation du monde par la finance, et contre la folle fuite en avant générée par le mésusage des avancées scientifiques et technologiques au profit des puissants).
Un voyage heureux malgré des doutes et bien des déceptions, des faux pas, des fautes et des échecs. Sous la houlette de la mère de famille (qui s’est en priorité vouée au service du foyer), une riche aventure familiale avec six enfants, leurs conjoints et douze petits-enfants, en lien avec une nombreuse parenté notamment avec la famille Andriamitandrina à Madagascar ; au plan professionnel, une passionnante carrière de chercheur en anthropologie économique, politique et culturelle, menée dans divers pays d’Afrique et d’Océanie ; une participation aux actions militantes d’associations œuvrant pour des causes humanitaires et politiques ; une collaboration (aussi lucide que possible) avec des responsables ecclésiastiques et des mouvements soucieux de sauvegarder la crédibilité et l’efficience du message chrétien originel ; une retraite vécue dans le prolongement des préoccupations et occupations antérieures avec, en plus, des activités domestiques et fermières qui se sont avérées plus fécondes que bien des spéculations ; et, dernière étape de notre itinéraire, la maladie et la cécité qui nous invitent à l’approfondissement cependant que nous ne pouvons plus nous mouvoir qu’au ralenti et à tâtons... Bien que ce parcours n’ait pas été à la hauteur de ce qu’il aurait fallu imaginer et entreprendre pour servir les causes qui nous sont chères, il reflète nos aspirations les plus profondes.
Nos convictions éthiques et spirituelles se sont inspirées de l’humanisme laïque contemporain et, en amont, des principes radicalement subversifs illustrés par la vie et la mort de Jésus de Nazareth (principes qu’on retrouve aussi, plus ou moins, dans d’autres religions et d’autres philosophies). Du mont des Béatitudes au Golgotha, le prophète galiléen a prêché en paroles et par ses actes la priorité aux petits et aux exclus, le rejet de tout assujettissement à commencer par l’aliénation religieuse, le respect et le service de la « création », le pardon, la bonté inconditionnelle et sans restrictions jusqu’à l'amour des ennemis. Une voie exposée, partout et de tout temps, aux inévitables risques inhérents à la quête de vérité et aux combats pour la justice, pour le respect de l’universelle dignité de tous les humains et de leurs droits – des risques qui se sont concrétisés en Nouvelle-Calédonie par des menaces de mort et un attentat à la suite de publications sur la colonisation dans ce pays. Au plan théologique, la question de « Dieu » (terme fourre-tout, difficile à remplacer) nous paraît capitale parce qu’elle détermine l’ensemble des pratiques religieuses individuelles et collectives et qu’elle a par ailleurs une portée sociale considérable dans de nombreux domaines (du politique à l’économie, en passant par la littérature et les arts). Chacune des figures particulières de Dieu, pacifique ou guerrière par exemple, moule à son image les êtres et les sociétés qui s’en réclament ; et les idoles religieuses ou laïques que les hommes se fabriquent pour meubler leurs rêves de sécurité ou de survie, pour satisfaire leurs instincts de jouissance et de conquête, finissent par les gouverner – appropriation ethnique ou nationaliste de la divinité, idolâtrie du sexe et de l’argent, etc. Inversement, chaque situation technologique, politique et économique appelle et configure, en lien avec l’évolution des connaissances, la ou les divinités, les idoles ou l’athéisme qui correspondent à ses besoins. L’altruisme et l’amour sont les seules forces qui, malgré leur faiblesse, peuvent transcender ces déterminismes sociaux.
Nous trouvons inappropriées, voire indignes, les images archaïques d’un Dieu patriarcal et royal, jaloux de sa suprématie et imbu de sa toute-puissance, avide de cultes célébrant sa gloire et de rites sacrificiels. Nous n’adhérons pas aux faux savoirs de cette sorte élaborés à partir de données scripturaires ou dogmatiques considérées comme d'immuables vérités inspirées par Dieu, sélectionnées à des fins d’utilité sociale (construction de récits fondateurs et légitimation des pouvoirs). Relatives et souvent contradictoires comme toutes les productions humaines, les Écritures et la Tradition ont continuellement été réinterprétées et manipulées. La Parole a été submergée par les discours et les cérémonies, les prophètes ont été largement remplacés par des hiérarchies politico-religieuses, des prêtres-fonctionnaires et des érudits (ou se prenant pour tels) qui se prévalent de connaissances prétendues sacrées.
Dieu ne peut pas être l’alter ego céleste de l’homme, une sorte de super personnage qui serait maître de l’univers et de chacune de ses créatures, régnant arbitrairement sur les cieux et les enfers, rétribuant par le salut éternel l’obéissance à sa volonté et infligeant la damnation éternelle aux insoumis. Vaines sont par conséquent les prières qui sollicitent d’impossibles miracles. Dieu ne peut pas nous éviter les cataclysmes naturels, ni arrêter les épidémies, ni empêcher les conflits et les guerres, il ne peut même pas dénouer les drames causés par les échecs que rencontre l’amour. Les religions se sont construites dans le berceau des mythes en partageant leurs questionnements et leurs rêves pour composer de nouveaux récits symboliques. Mais Dieu n'a pas pu, entre autres, commettre le Déluge pour exterminer une humanité pécheresse, innocents et coupables confondus ; s’il est « infiniment bon et tout-puissant », Dieu ne condamne personne à survivre éternellement dans la haine et la souffrance, et il n’y a pas besoin d’un enfer aux antipodes du ciel ; par ailleurs il n'est plus pensable aujourd'hui qu'il ait fallu l’horreur d’un sacrifice humain (la crucifixion que commémore "le Saint-Sacrifice de la messe") pour réparer l'offense de la faute originelle, et pour racheter le genre humain par le sang d’une victime expiatoire immolée pour le salut de tous. En fait, Jésus a été assassiné pour des raisons assez banales : mise en cause de l’ordre religieux établi et des intérêts de la classe dirigeante (profits générés par le Temple et collaboration avec les Romains) ; ce ne sont ni les douleurs ni le sang du « Juste souffrant » qui sont salvateurs, c’est sa « justice », son engagement sans réserve au service des hommes et de Dieu (jusqu’à la mort). Dieu est en lui-même insaisissable (même ce que notre cœur parvient à en percevoir ne peut être cerné par nos concepts censés le définir). Dieu est pour nous au-delà de Dieu et, pour ne pas idolâtrer les fausses images de la divinité, le croyant peut se trouver paradoxalement acculé à se percevoir et à se dire athée au nom de Dieu.
Si le christianisme a couramment propagé des représentations archaïques de la divinité, il faut relever qu’il a aussi, avec fidélité et de manière souvent sublime, fait connaître un autre visage de Dieu dans le sillage des anciens prophètes d’Israël et, surtout, en proclamant l’incarnation de l’amour divin en Jésus-Christ. À l’impérialisme du Très-Haut se sont substituées ou ajoutées l’humilité et la compassion attribuées à un « Père » céleste proche des petits que Jésus, né de père inconnu et marginalisé de ce fait (« mamzer »), a tendrement appelé « papa » (« abba ») ; la couronne royale a été remplacée par le tablier du serviteur de la scène du « lavement des pieds » et par la couronne d’épines ; Dieu s’est livré à la merci des hommes et, en partageant leurs souffrances, s’est exposé à la vulnérabilité. De plus, débordant le cadre des croyances originelles et comme en écho à la dimension féminine et maternelle des religions primitives, les Églises, hormis les courants protestants, ont élevé une femme à un statut quasi divin en la déclarant « mère de Dieu ». Cette approche renouvelée du divin ouvre des perspectives inédites. Nous croyons que la présence divine s’offre comme l’amour partagé à l’infini, s’exprime comme une prière que Dieu adresse à l’homme pour le porter à aimer, à servir autrui sans compter et à apprendre à recevoir d’autrui – amour qui ne se réduit pas à une affaire de sentiment. Cette présence est don et invitation à participer à la condition divine, la plus heureuse des passions et en même temps une passion douloureuse en raison des résistances et des refus qui s’opposent à l’amour. La présence divine est lumière sur nos chemins et nous réconforte, donne sens à nos vies et à tout ce qui existe, mais elle ne peut pas nous mettre à l’abri de la souffrance et des malheurs de l’existence humaine. L’homme ayant vocation d’exaucer la prière de Dieu, il lui revient de témoigner de cette présence jusque dans les gouffres du mal pour tenter de secourir ceux qui s’y trouvent enfermés, d’enfanter Dieu parmi les hommes.
Les Églises dont l’avenir est aujourd’hui problématique (du moins en Occident) ont trop souvent commis le pire, directement ou par complicité (de la torture morale aux plus brutales formes d’oppression et d’exploitation). Mais il faut souligner qu’elles ont également aidé l’humanité à accomplir de prodigieux progrès et que nous devons le meilleur de nous-mêmes à l'Évangile qu'elles nous ont transmis (y compris l’esprit critique face aux dérives et aux manipulations religieuses). Que deux millénaires de christianisme risquent d’être engloutis en quelques décennies est tragique. Nostalgie et tristesse devant le délitement des croyances de notre enfance et devant l’effondrement des institutions chrétiennes et des constructions théologiques (en tant que systèmes socioreligieux). Mais sans doute ce passage par la mort est-il incontournable pour que le message évangélique retrouve sa force originelle. Il s’impose d'admettre qu’il n’y a pas de restauration possible du passé. Diverses réformes morales et pastorales en cours sont certes heureuses et d’autres sont envisageables, mais elles ne sauraient suffire à dégager les Églises de l’empilement dogmatique réifié qui les entrave et ruine leur crédibilité, véritable forteresse-prison. Les scandales sexuels qui décrédibilisent à juste titre le catholicisme à l’heure actuelle ont accéléré une vague de désertion dont la cause profonde, très ancienne et souvent inconsciente, est généralement occultée : ceux qui partent ne croient plus et ne peuvent plus croire à ce qui leur est habituellement prêché et qui est célébré selon des rituels anachroniques. Quant aux perspectives ouvertes par les mouvements réactionnaires qui se déclarent à tort évangéliques ou charismatiques, elles peuvent de fait assurer une survie des Églises sous des formes sectaires, mais leur caractère identitaire et passéiste est en contradiction avec l’humanisme créatif et universel du message chrétien initial. Dans un monde en pleine mutation dans tous les domaines, la foi chrétienne ne peut rester vivante et fidèle à ses origines qu’en s’incarnant dans notre humanité qui se renouvelle sans cesse – Noël et Pâques sont encore et toujours à venir...
Seul importe en fin de compte le bien que chacun parvient plus ou moins à accomplir. Que l’on croie en tel ou tel Dieu ou non, l’amour est divin, il ouvre gracieusement la possibilité de vivre par-delà le mal qui est intrinsèquement mortifère. Tandis que l’avidité est insatiable et vampirise ceux qui s’y adonnent, que la violence ne produit que haine et vengeance, mensonge et trahison, rapine et meurtre, l’amour enfante l’amour qui libère, qui rayonne la confiance et la paix. Le moindre pardon comme le moindre secours apporté à autrui, la moindre tendresse et même le moindre sourire peuvent opérer des miracles et transfigurer le monde. La vérité et la bonté sont source de vie et promesse d’éternité – nul ne sait comment mais on peut le croire. Même quand tout semble s’écrouler et que nous nous sentons abandonnés par le Dieu tout puissant auquel nous avons cru, l’humble présence de l’amour divin nous invite à vivre par-delà la mort sans attendre, en nous fiant à cette présence et en partageant cet amour ; notre résurrection au quotidien n’est pas subordonnée au sort de nos cadavres à la fin des temps. Avec ou sans religion, dans la douleur ou dans la joie, l’amour tisse notre au-delà dès à présent et à jamais, l’emporte ainsi sur nos défaillances et notre finitude, l’emporte sur toutes les morts.
En virant de bord sur les grands voiliers d’autrefois, les marins avaient coutume de dire « À Dieu vat ! »…
Jacqueline et Jean-Marie Kohler
P. S. : Arnaud Emmanuel, notre fils aîné, est décédé d'un arrêt cardiaque le 12 avril à Cavaillon et nous venons de l'accompagner, avec la famille et de nombreux amis, jusqu'au bout de son chemin sur cette terre qu'il a beaucoup aimée. Né le 1er janvier 1968 à Ouagadougou (Burkina Faso), marié avec Catherine Somarandy en 1995, père de trois filles, il s’est dévoué sans compter à ses proches et il est resté attaché durant toute sa vie aux valeurs d'un christianisme progressiste donnant la priorité aux petits et aux exclus. Docteur en informatique, cadre supérieur à la SNCF, il s’est consacré à son travail et à ses recherches avec une féconde créativité et un « fort sens du service ». Ce départ a constitué pour nous une foudroyante mise à l'épreuve des convictions exprimées dans le texte ci-dessus qui, au moment du décès, se trouvait sous presse pour être publié dans la revue Parvis. Dans la profonde tristesse où nous plonge cette mort, nous croyons qu’il faut choisir la lumière et la vie pour sauvegarder l’amour en nous et contribuer à le sauvegarder au sein de la « Création ». Arnaud est parti mais restera présent parmi nous et nous nous souviendrons avec reconnaissance et joie de ce que, pour toujours, nous avons partagé avec lui. Arnaud nous précède dans l’infini où l’amour s’accomplit en plénitude.