Éloge du « Bref » et des commencements

Publié le par Garrigues et Sentiers

Je ne saurais trop conseiller à notre président de la République, atteint parce qu’on appelle dans les milieux ecclésiastiques la « concupiscence de la chaire », de lire et méditer le dernier ouvrage de l’octogénaire Régis Debray intitulé Bref  (1). Il présente ainsi son petit recueil d’aphorismes : « On ne s’attarde plus trop, une fois l’âge venu. On cesse de gaspiller. On écourte. (…) Avouons-le : on fuit l’interminable quand on est pris par le sommeil dès qu’on voit l’orateur grimper à la tribune avec une liasse en main, promesse d’un somme réparateur. Les yeux et les oreilles se ferment, mais se rouvriront une heure après pour aller en pleine forme confier au profus notre admiration » (2).

Pour Régis Debray, une vie prend son sens en allant vers « le simple ». Mais, écrit-il, c'est compliqué de faire simple. Cela demande toute une vie : « Qu’il faille à un individu autant d’années pour devenir jeune, que de maîtres pour se passer de maîtres, cette contrainte se découvre un peu tard. Le « triomphe de la jeunesse » n’arrange rien »  (3). Et il constate « Jeune trop tard et vieux trop tôt ? C’est si difficile d’avoir son âge » Il définit ainsi l’itinéraire : « Le cours de notre vie. S’interroger d’abord sur le pourquoi des choses. Se soucier ensuite du comment. À la fin, chercher de quoi il s’agissait » (4).

Pour cela, il convient de retrouver l’inspiration qui nous a mis en route, neutralisée par les dissertants : « La poésie déchoit en « poétique », les convictions en phraséologie, l’instinct guerrier en polémologie, le désir sexuel en sexologie etc. On complique, le simple, à la longue. Quand s’en va l’inspiration, arrive la dissertation » (5).

Dans l’apologue qui ouvre un de ses derniers ouvrages, Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzche évoque ainsi l’odyssée de l’être humain : « Comment l'esprit devient chameau, et lion le chameau et pour finir, enfant le lion. » L'esprit se charge d'abord, tel un chameau, de quantités de pesanteur pour traverser le désert. Advient dans le désert la métamorphose du chameau en lion par assimilation de ces pesanteurs. Reste alors la dernière métamorphose : « Mais dites mes frères, que peut encore l'enfant que ne pourrait aussi le lion ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur encore se fasse enfant ?  Innocence est l'enfant, et un oubli et un recommencement, un jeu, une roue qui d'elle-même tourne, un mouvement premier, un saint-dire Oui »  (6).

Dans ce texte frémissant oscillant entre la foi en un mouvement premier de naissance et l'éternel retour du même, Nietzsche atteint une des plus radicales questions de l’évolution de l’être humain. Par-delà les quantités que nous portons par peur du désert, au-delà de nos affirmations sociétales de lion, c’est l’enfant en nous qui constitue le terme d’une aventure humaine. Et les grands spirituels de toutes les traditions ont insisté sur cette seconde naissance.

Cet appel à rester disponible au lieu de s’enfermer dans des dogmes, des rites ou des institutions est le fondement de toute prière comme l’exprime avec bonheur le fondateur, dans le judaïsme, du mouvement hassidique au XVIIe siècle, le Baal-Shem Tov : « Si nous ne croyons pas que Dieu renouvelle chaque jour l’œuvre de la création, alors l’action de prier et d’accomplir les commandements devient vieille et machinale et lassante pour nous. Ainsi qu’il est dit dans le Livres des Psaumes : « Ne me rejette pas, aux jours de ma vieillesse », c’est-à-dire : fais que mon monde ne devienne pas vieux pour moi. Et dans le Livre des Lamentations nous lisons : « Elles sont neuves chaque matin, grande est ta fidélité. » Que chaque matin, le monde devienne neuf pour nous, voilà ta grande fidélité » (7). 

Le « simple », le « bref » caractérise l’acte de naître. Aussi, comme l’écrit Maurice Bellet : « Le progrès se fait – selon la loi de toutes les grandes choses humaines – non en ajoutant et en ajoutant encore à l’acquis, mais par une reprise héroïque de la primitive ouverture, pour que cette naissance soit aujourd’hui dans toute sa force » (8).

Bernard Ginisty

  1. Régis DEBRAY, Bref, éditions Gallimard, 2024.
  2. Id. page 12.
  3. Id. page 47.
  4. Id. page 35.
  5. Id. page 50.
  6. Friedrich NIETZSCHE, « Ainsi parlait Zarathoustra » in Œuvres philosophiques complètes, tome VI, éd. Gallimard, p. 37-38.
  7. Martin BUBER, Vivre en bonne entente avec Dieu selon le Baal-Shem-Tov, éditions du Rocher, Paris, 1991, p. 45.
  8. Maurice BELLET, L’Église morte ou vive, éd.  Desclée de Brouwer, 1991, p. 50.

Publié dans Réflexions en chemin

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