Méditation sur un cimetière marin : la Méditerranée aujourd'hui
Si elle ne fait plus la une de l’actualité, la mort des migrants en mer Méditerranée se poursuit. Dans un récent ouvrage intitulé « Face aux migrants : le silence et le regard », le philosophe italien Vincenzo Sorrentino précise ainsi son propos : « C’est de notre disposition intérieure face à ces personnes dont je veux parler. Quel rapport existe-t-il entre eux et notre vie à nous ? Entre leurs besoins, opportunités, espérances, désirs et les nôtres ? Entre leur naissance, leur mort et les nôtres ? » (1). Loin de constituer un superflu pour « belles âmes », l’attention à l’errant, à l’exclu est au cœur de tout évolution des sociétés vers plus d’humanité. C’est le plus grand angle possible pour sortir de nos routines excluantes et de nos compétitions meurtrières. Ceux que nous laissons dériver et mourir sur des embarcations de fortune ou végéter dans le quart-monde de nos sociétés, ne témoignent pas seulement des failles de nos ordres établis, mais sont un appel à une compréhension plus grande du monde.
C’est ce qu’exprimait Michel Serres, ce grand éveilleur intellectuel qui vient de nous quitter. Évoquant sa rencontre avec le mouvement ATD Quart-Monde et les écrits de son fondateur, le père Joseph Wresinski, il écrivait ceci : « Comme tout le monde, quand on est très loin de ces choses, on attend un discours presque convenu, ce discours que dans les journaux on appelle "caritatif" et je m'attendais, comme tout le monde, à ce genre de discours. Eh bien, pas du tout. J’ai trouvé dans ces textes une pensée qui interrogeait avec une vivacité surprenante et une vigueur extraordinaire – ce justement dont j'avais besoin – qui interrogeait réellement l'histoire, les sciences humaines, la sociologie, l'ethnologie même, l'économie, la politique, la culture, l'apprentissage, la pédagogie, et qui les interrogeait de telle façon que je conseille désormais à mes étudiants de lire les écrits du père Joseph » (2). Mettre les exclus au cœur de notre engagement dans la société, non pas d’abord pour les « expliquer », mais d’abord pour entendre leur parole constitue le moteur essentiel de son renouvellement.
Le verset biblique qui nous dit : « la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs devient la pierre d’angle » (3) n’exprime pas seulement une vérité spirituelle, mais le fondement de toute pensée de l’humanisation de nos sociétés. Pour Emmanuel Levinas, « c’est l’unique modalité possible de la transcendance » : « L’idée d’une vérité dont la manifestation n’est pas glorieuse, ni éclatante, l’idée d’une vérité qui se manifeste dans son humilité, comme la voix de fin silence selon l’expression biblique – l’idée d’une vérité persécutée n’est-elle pas, dès lors, l’unique modalité possible de la transcendance (…) Se manifester comme humble, comme allié au vaincu, au pauvre, au pourchassé – c’est précisément ne pas rentrer dans l’ordre. (…) Par cette sollicitation de mendiant et d’apatride n’ayant pas où poser sa tête – à la merci du oui ou du non de celui qui l’accueille – l’humilié dérange absolument ; il n’est pas du monde. (..) Se présenter dans cette pauvreté d’exilé, c’est interrompre la cohérence de l’univers. Percer l’immanence sans s’y ordonner » (4).
Si la parole de l’exclu évite de succomber au totalitarisme de la pensée pour ouvrir à la transcendance, la défense des droits de l’homme qui en découle permet d’échapper au totalitarisme de l’État : « La défense des droits de l’homme répond à une vocation extérieure de l’État, jouissant, dans une société politique, d’une espèce d’extra-territorialité, comme celle de la prophétie devant les pouvoirs politiques de l’Ancien Testament. (…) La possibilité de garantir cette extra-territorialité et cette indépendance, définit l'État libéral et décrit la modalité selon laquelle est, de soi, possible la conjonction de la politique et de l’éthique » (5).
Bernard Ginisty
- Vincenzo SORRENTINO, Face aux migrants : le silence et le regard, éditions François Bourin, 2019. Cf. l’analyse de l’ouvrage par Elodie Maurot, Polyphonie pour les migrants. Dans un essai choral au ton méditatif, le philosophe italien Vincenzo Sorrentino cherche à réveiller la compassion pour les migrants, injournal La Croix du 6 juin 2019, p. 11.
- Michel SERRES, Autour du Père Joseph Wresinski, inrevue Quart Monde n°145, 1992, p. 11.
- Psaume 118, 22-23et Évangile de Matthieu, 21, 42.
- Emmanuel LEVINAS, Un Dieu Homme ? in Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, éditions Grasset, 1991, p. 71.
- Emmanuel LEVINAS,Les droits de l’homme et les droits d’autrui in Horssujet, éditions Fata Morgana, 1987, p. 185.