De saint Augustin à Karl Marx...
Saint Augustin a été un maître à penser pendant plus de mille ans qui se retrouve aux oubliettes (au mieux) ou vilipendé plutôt, depuis deux siècles. Quelles raisons à cela?
Après la prise de Rome par Alaric, le 24 août 410, Volusien, fils du Préfet de Rome, écrit à Augustin, évêque d'Hippone, pour l'interroger sur les questions de gouvernement : comment appliquer les préceptes chrétiens dans un tel contexte ? "Toutes ces maximes sont réfutées par la conduite de l’État", écrit-il. La réponse vient deux ans plus tard avec le début des 22 livres de La Cité de Dieu (il y travaillera quinze ans), quintessence de la pensée politique de l'évêque. Il a construit l'idéologie qui donnait sens à l'histoire de l’Église. mais il faut remarquer qu'il n'a pas osé appeler son livre "Le Royaume de Dieu", alors que le Royaume en était toute la pensée sous-jacente. Avec Hegel (et Marx) il est, plus de mille ans avant eux, le créateur d'une synthèse totalisante de l'Histoire. Il ne s'est pas contenté de peaufiner cette idéologie, il a aussi construit une utopie qui devait structurer la société du Moyen-Age, jusqu'au 18e siècle, et il faudra bien les 18e et 19e pour en sortir, à coups de révolutions intellectuelles ou plus concrètes ! Une utopie bien nécessaire pour ne pas s'enfermer dans un système répétitif en permettant une action créatrice dans le cadre posé. En ce sens Augustin a bien été le penseur de la société du Moyen Âge, philosophe, théologien, sociologue, politologue. Des siècles plus tard saint Thomas corrigera la théologie en écrivant sa Somme (encore une pensée totalisante), mais restera dans un cadre intellectuel plus limité laissant à la pensée augustinienne la possibilité de poursuivre son œuvre de structuration de la société.
C'est au 19e siècle que Hegel construira sa fresque historique, inversée par Marx qui est ainsi le dernier concepteur d'un système historique totalisant. Ils ont tous deux construit une idéologie donnant sens à l'Histoire, et Marx a ajouté une utopie qui devait permettre d'accoucher un monde nouveau. Ceci n'est plus possible actuellement, Nietzsche est passé par là, montrant l'inanité de tels systèmes, mais il a fallu encore pas mal d'années, presque un siècle, pour que le comprennent les marxistes, à la fin du 20e et l’Église catholique par le Concile de Vatican II.
Que s'est-il passé pour qu'Augustin soit ainsi vilipendé, ait une telle mauvaise presse ? Il semble que ce soit dû à son rapport au pouvoir, et ce sera le même problème pour les marxistes. Augustin est le disciple d'Ambroise de Milan, homme de pouvoir s'il en est, donnant ses ordres (et ses menaces !) à l’empereur Théodose qui a dû se plier à la volonté de cet évêque exigeant une lutte sans merci contre les païens. Au nom de l’Évangile, il a imposé le pouvoir bien peu évangélique de l’Église : quand il condamne Théodose pour avoir couvert des massacres, c'est au nom de l'ordre nécessaire à l’Église plutôt que des valeurs évangéliques. Les iconoclastes de la révolution culturelle chinoise ou les fous d'Allah n'ont rien à lui envier. Augustin était loin de l'empereur, mais il avait compris la leçon, et il a usé et abusé de sa position et de son verbe pour imposer sa vision de l’Église, son idéologie, son utopie, et ce à coup de condamnations, d'exclusions. Les donatistes et les pélagiens en ont su quelque chose ! Lorsque l'utopie prend le pouvoir, on n'est pas loin de la dictature, déclarée ou non. Les successeurs d'Augustin, comme tous les disciples, durciront encore le ton et l'on débouche sur l'Inquisition, les condamnations des "dissidents", l'exécution de Jan Hus au mépris des engagements pris, les guerres de religion, et, dernier avatar, les Jansénistes. Les disciples dépassent souvent le maître et ne lui rendent pas service. Augustin, par la collusion entre son utopie totalisante et le pouvoir, avait semé le germe de la dictature. Le pauvre Marx, qui était bien loin du pouvoir, a été repris par Lénine et le même processus, accéléré celui-là, a repris. Tout était prêt pour Staline et successeurs.
Même si on sait bien qu'un système totalisant n'est pas tenable, même si on est en désaccord avec bien de ses présupposés, la pensée de Marx est fondamentale et il faudrait la revoir sans se faire aveugler par ce qu'en ont fait les hommes de pouvoir qui l'avaient saisie. Pour Augustin, il en est de même. On peut être en désaccord avec son système, évidemment, et avec nombre de ses propositions, il n'en reste pas moins un penseur essentiel dont l'utopie est d'une richesse exceptionnelle. Se limiter aux Confessions, admirables peut-être, mais probablement moins importantes que le reste de l’œuvre, est une façon d'éluder le problème. Toute la pensée d'Augustin est fondamentale, utile, ne serait-ce que pour la critiquer et construire autre chose.
C'est la relation au pouvoir qui a dénaturé ces utopies, mais les utopies sont nécessaires pour vivre dans un monde créatif. N'oublions ni Marx, ni Augustin.
Marc Durand
31 Août 2017