Éducation et image de soi : les jeunes "éjectés" du système éducatif
Quel rôle éducatif joue le regard de l’adulte sur l’enfant, du prof’ sur l'élève, et plus généralement celui que toute notre société porte sur les jeunes, ou sur certains jeunes ?
Il me semble que tout se joue, ou presque tout, sur l'image que le jeune se fait de lui-même : celle dont il hérite dans sa famille, celle que lui renvoient la société et singulièrement l'école, celle qu'il acquiert dans le groupe de ses pairs.
Les enfants, les jeunes intériorisent ces images, parfois contradictoires, que leur renvoient ceux qui les entourent, en négatif comme en positif. C'est pourquoi elles sont si importantes.
Qu'en est-il, en particulier, des "échoués" de l'école, de ceux qui sortent du système éducatif sans diplômes, sans qualification, après avoir purgé leurs dix ans de scolarité obligatoire et ratée ? Comment les décrit-on ?
Ils "ne savent rien" puisqu'ils n'ont "rien appris" (à l'école, étant entendu que ce n'est qu'à l'école qu'on apprend quelque chose). On en parle couramment comme d'"illettrés" – ce mot devenu à la mode – incapables non seulement de lire, d'écrire et de compter, mais aussi parfois même de parler, de s'exprimer, de communiquer oralement !1 Des infirmes, pas vraiment humains. Et qui font peur : l'image menaçante des jeunes des banlieues n'est pas loin, dés que l'on parle d'eux.
Disons d'abord que ces jeunes ne sont pas n'importe quels jeunes : ils sont, dans leur écrasante majorité, issus des milieux sociaux les plus défavorisés. D'où l'importance du nombre d'individus issus d'une immigration plus ou moins ancienne. Ils ont été victimes, à travers le système éducatif, d'une ségrégation sociale et culturelle dont ils n'ont absolument pas conscience, mais qui saute aux yeux. Celle-ci a des conséquences sur toute leur vie d'adultes : l'échec scolaire mène presque toujours à l'échec social que représentent le chômage, la précarité, ou un travail peu valorisé, sous-rémunéré.
Depuis que le chômage sévit, c'est-à-dire depuis longtemps, on a prévu pour eux des dispositifs de formation : des "stages d'insertion sociale et professionnelle" ou de "préparation à l'emploi", dans lesquels j'ai travaillé comme formatrice pendant des années. Actuellement, puisqu'ils "ne savent rien", on prétend leur faire acquérir ce qu'on appelle les "savoirs de base", et l'on a créé pour eux un dispositif nommé ETAPS : Espace Territorial d'Accès aux Premiers Savoirs.
Ne dirait-on pas qu'ils ne savent ni marcher, ni parler, qu'ils n'ont absolument rien dans la tête et qu'il faut TOUT leur apprendre ?
En prétendant remédier à l'échec scolaire, ces dénominations, ridicules et humiliantes, viennent renforcer l'image désastreuse qu'ils ont déjà de leurs capacités.
Souvenirs d'école 2
Quand on évoque les souvenirs d'école, les jeunes parlent tous à la fois. Les rancœurs accumulées au fil des années jaillissent comme un torrent qu'on ne peut ni arrêter, ni canaliser." J'étais toujours puni, ça c'est sûr ! "
" Toujours j'avais des mauvaises note. Aïïïï ! C'est rare que j'avais une bonne note ! "
Certains se complaisent dans des histoires horribles de maîtresses, de profs sadiques, de tortures et d'humiliations.
Au-delà de ces images de cauchemar, ils disent tous : " Avec EUX, on pouvait pas discuter ! "
Peu de souvenirs d'un prof’, d'une maîtresse qui auraient été " gentils ". Très peu, incroyablement peu.
Un peu plus profond encore, on trouve l'ennui, l'enfermement.
" On était toujours enfermés ! " " La récréation était trop courte ! "
" Ce que j'aimais, c'est quand on sortait, à cinq heures."
" C'était long, aïïïï ! Que c'était long ! "
Mais il y a aussi les bons souvenirs : ce sont les histoires de chahut. Avec bonheur, ils se rappellent les moments de vengeance, de rigolades avec les copains.
" On leur en a fait voir ! Aïïïï ! Ce qu'on leur en a fait voir ! "
Car l'école, c'est aussi les copains, cette bienfaisante solidarité qui se noue entre les mauvais élèves, ceux qui font bloc contre l'autorité, ce sont les règles qu'on transgresse avec ravissement, même si on se fait " choper ".
" On a bien rigolé, QUAND MÊME ! "
Et, tout au fond, la culpabilité :
" J'étais feignante. Je faisais que bavarder, j'écoutais pas, je faisais rien. Toujours j'avais des mauvaises notes. "
Tu crois que tu les méritais, ces mauvaises notes ?
" Sûr que c'était ma faute ! Je faisais rien, j'étais feignante ! C'est normal que j'avais des mauvaises notes ! "
" J'étais méchante ! J'étais pas quelqu'un d'un caractère qui se laisse faire... "
Ou bien :
" J'étais pas doué. Je comprenais pas, alors j'écoutais pas. "
« Je répondais pas, j'écoutais pas... Quand je parlais, je disais toujours une bêtise, alors je me tais... »
Y en a qui ont quelque chose là-dedans (Nordine pointe l'index sur son front). Après, ils ont des diplômes. "
On constate que ces jeunes, " mauvais " à l'école, tentent de regagner une image positive d'eux-mêmes, de réparer les blessures infligées à leur amour-propre, en cherchant refuge dans la bande des copains : par le chahut, la provocation, l'insolence ou la ruse, ils répondent à leur manière à ceux qui les jugent " mauvais " et qui détiennent l'autorité. Et ils retrouvent un peu de dignité.
Mais c'est une revanche en trompe l’œil, ils le savent bien : le jugement scolaire sur leur paresse, leurs (in)capacités, leur (in)intelligence les marque profondément 3.
Or en portant ce regard sur tout ce que ces jeunes " ne savent pas ", " n'ont pas appris ", on se prive de la possibilité de les voir vraiment, dans leur diversité, leur fragilité d'adolescents, et dans l'activité de leur intelligence. Car lorsqu'il y a un enjeu qui les touche, lorsqu'ils font le lien entre l'apprentissage et leur vie, et, surtout, quand ils constatent qu'ils peuvent réussir, ils apprennent, ils réfléchissent, ils cherchent des réponses aux questions qu'ils se posent – bref, ils sont intelligents ! Ils découvrent alors qu'ils possèdent des capacités qu’ils ignoraient et que la formation ne fait que révéler.
C'est alors l'image qu'ils ont d'eux-mêmes qui change, pourvu qu'on leur offre l'occasion d'acquérir cette confiance en soi dont l'école (et parfois leur famille) les a privés.
L'idiot de la classe
André, il ne comprenait rien, et en plus, il était sourd... Avec ça, ce n'était même pas la peine d'essayer de faire quelque chose.
À 17 ans, il avait l'air d'en avoir 12. Un sourire désarmant de petit garçon. " J'y comprends rien ! " répétait-il. Au début, nous le prenions vraiment pour un demeuré...
L'école, il l'a fréquentée sporadiquement, puisqu'il était tout le temps malade. Sa mère, une petite bonne femme avec un fort accent italien, nous avait prévenus : son Petit, c'était un Cas Spécial, elle avait passé son temps à le mener aux Spécialistes. Qu'il mette ses appareils, surtout, sinon il n'entend rien, ça le fatigue, ça le rend nerveux...
André, l'idiot de la classe, l'enfant attardé, retardé, perdu. Celui qui " n'y comprenait rien ", jamais, qui nous épuisait, nous exaspérait à force de réclamer sans arrêt notre attention, notre aide, notre sollicitude... André dont tout le monde de moquait, toujours... André la calamité !
Je me souviens du moment précis où nous nous sommes aperçus qu'il n'était pas idiot. Les jeunes devaient fabriquer une boîte en carton, une sorte de classeur pour ranger leurs papiers. C'était toute une affaire : ils ne comprenaient pas, n'arrivaient pas, nous demandaient sans cesse des explications, de l'aide.
André, lui, ne demandait rien. Silencieux pour une fois, affairé, il mesurait, prévoyait, dessinait, découpait, collait... Il avait compris du premier coup !
Sa fierté, quand nous l'avons félicité, cité en exemple devant tous les autres !
André était idiot devant une feuille de papier, une consigne théorique, un exercice de type scolaire. Il devenait intelligent chaque fois qu'il fallait fabriquer, réparer quelque chose, se servir d'outils, s'attaquer à la matière... !
Il a trouvé lui-même tous ses stages en entreprise, il les a tous fait jusqu'au bout – même un stage en boulangerie, loin de chez lui, où il travaillait la nuit. Ses patrons ont toujours été très satisfaits de lui. Il a appris à lire un plan, à circuler tout seul dans la ville, à s'adresser aux gens, à expliquer ce qu'il voulait...
Nous ne manquions pas de le féliciter. Quand on lui faisait des compliments, devant les autres, il y avait toujours un instant de flottement dans son regard, comme s'il se demandait si c'était vraiment À LUI qu'on s'adressait, ou si on n'était pas en train de le mettre en boîte. Puis il se mettait littéralement à rayonner...
Il a rapidement renoncé à son rôle d'idiot de la classe. Et les autres ont cessé de se moquer de lui. Quand j'ai annoncé à la mère que son fils avait changé, qu'il avait fait des progrès énormes, et qu'un employeur était prêt à le prendre en apprentissage, elle a dit : " Ce n'est pas possible, avec ses oreilles, il ne peut pas travailler ! "
Nous avions oublié cette histoire de surdité : dans le stage, et sans ses appareils, il entendait fort bien. Quand je le lui ai dit, la mère d'André, elle a explosé, furieuse : "Comment ça, il n'était pas sourd ! Est-ce qu'elle ne le connaissait pas mieux que nous ? Est-ce qu'elle ne vivait pas avec lui, depuis toujours ? Et les Spécialistes, alors, ils s'étaient trompés, peut-être ? Certes, il peut faire illusion, il FAIT SEMBLANT d'entendre, il lit sur les lèvres. Des gens ignorants, qui ne sont pas sa mère, peuvent croire qu'il entend, mais en réalité, il est sourd ! Il est sourd ! Non mais ! Prétendre non seulement que le Petit il a grandi, mais encore qu'il entend, c'est un comble, une énormité, un scandale ! "
Elle n'a rien voulu entendre, et notre dialogue de sourd s'est arrêté là...
Changements
Ce qu'il y a d'extraordinaire, chez les jeunes – tous les jeunes, même les " échoués de l'école " –, c'est qu'ils peuvent changer très vite. Pour certains, en quelques mois. C'est pourquoi il faut que notre société, qui les a tant maltraités, leur offre le temps (et l'argent) nécessaires à une vraie formation. Celle-ci concerne beaucoup moins l'acquisition de " savoirs " (de base ou pas) que la transformation profonde des représentations, d'eux-mêmes et des autres : on leur a fait croire qu'ils étaient des "bons-en-rien", des bons-à-rien, dans une société où seuls réussissent ceux qui ont " quelque chose là-dedans ". Ils doivent découvrir, à travers des réussites qui peuvent parfois paraître minuscules, qu'ils sont bons à beaucoup de choses, individuellement et en groupe. Qu'il y a place pour eux dans la société, malgré les apparences. Qu'ils peuvent s'y faire une place, autre que celle de délinquants et de voyous.
Comportements de groupe
C'était un groupe spécialement difficile pour les quatre formateurs. Individuellement, les jeunes étaient particulièrement motivés, vifs, attachants... mais en groupe ! Dès le premier jour, c'est l'enfer ! le bruit, l'excitation, l'agitation : ils parlent tous à la fois, posent dix questions sans écouter la réponse, crient, s'interpellent, incapables d'être attentifs trois minutes. Comment assurer un semblant d'ordre dans cette horde surexcitée ? Le stage ressemble à un hall de gare au moment où le train va partir...
Au bout d'une semaine, un jour, les formateurs épuisés les flanquent tous à la porte. On ferme.
Nous décidons de les recevoir, l'un après l'autre, pour discuter avec eux.
Viendront-ils ? Nous sommes un peu inquiets.
À l'heure dite, ils sont là, tous, agglutinés contre la porte fermée, horde d'enfants abandonnés dans les rafales d'un vent glacial ! Ils attendent leur tour pendant des heures, visiblement très inquiets : nous entendons à travers la porte leurs commentaires à chaque fois que l'un d'eux sort de son " entretien " avec nous.
Nous demandons à chacun de remplir un petit questionnaire. La première question, c'est : pourquoi tu es venu dans le stage ?
La quasi-unanimité des réponses est confondante :
" Je suis venu pour pas être à la rue. " " Pour pas être à la rue, à rien faire, je déteste ça ! " " Pour pas être à la rue et pour pas devenir un voyou. " " Pour être quelque part ". " Pour pas être comme avant, quand je faisais rien chez moi. "
Ils sont tous très satisfaits de ce stage : " ça sert ", " c'est utile ", "on apprend beaucoup de choses." Quelques-uns apprécient " l'ambiance " !
Ils n'ont qu'une peur : qu'on les flanque à la porte, qu'on les renvoie dehors, " à la rue ".
" Mais ici, leur disons-nous, c'est comme la rue, des fois, non ? "
Non, ah non ! C'est pas la rue, c'est le stage, on est quelque part, on est " dedans "...
C'est avec ce groupe que nous avons décidé, pour les mobiliser sur un projet, de partir en Italie, à Gènes. Sous notre direction, ils ont tout organisé : consulté la carte, évalué les kilomètres, téléphoné aux locations de minibus, cherché l'adresse d'une auberge de jeunesse, calculé le budget...
Au début, ils n'y croient pas : ils sont persuadés que nous les menons en bateau pour les faire tenir tranquilles, ils font semblant de ne pas vouloir partir, pour tester nos réactions...
La vie du groupe s'améliore lentement grâce à ce projet : il y a des moments qui sont carrément vivables : on peut discuter, poser des questions, y répondre, avoir des activités collectives, capter l'attention. Pas longtemps, pas toujours, mais enfin, on peut.
Surprise : durant le trajet en minibus, alors que nous nous attendions à passer des heures harassantes dans le bruit et l'agitation d'une bande surexcitée, ils sont calmes, contents, détendus, ils papotent paisiblement !
La grande affaire, c'est l'argent (c'était avant l'euro).
" Quanto costa ? È troppo caro ! " Ils ont vite appris les rudiments indispensables.
Quelques-uns ne savent pas lire les nombres, ils confondent 5000 et 50000, 1000 et 10000. Et tous, malgré les exercices répétés que nous leur avons fait faire avant le départ, sont incapables de faire mentalement l'opération qui consiste à traduire les francs en lires, et les lires en francs.
" C'est embêtant, leur disons-nous, vous risquez de vous faire voler... "
Grand silence pendant l'heure qui suit. Chacun compte ses lires et s'exerce à mi-voix. On entend leurs chuchotements : "10000 lires, ça fait 50 francs... 25 francs, ça fait 5000 lires... "
En une heure, c'est acquis. Même Ahmed, le plus nul des plus nuls, a pigé. Il répond sans hésitation à nos questions.
Comme quoi l'apprentissage en situation réelle, quand il y va de toute votre fortune, c'est efficace !
À Gênes, nouvelles surprises : ils s'en vont par petits groupes, reviennent à l'heure dite. Les formateurs se perdent dans le dédale des petites rues, les jeunes, eux, ont retrouvé le minibus sans problème et leur reprochent leur retard !
Nous leur avons promis qu'ils pourraient aller en boîte de nuit.
Mais il s'avère que l'auberge de jeunesse ferme à 11 heures ! Comment faire ? Les formateurs, à qui l'aubergiste a donné la clé, n'ont aucune envie de les accompagner. Au cours de la réunion clandestine dans l'un des dortoirs, la solution jaillit : " Vous nous filez la clé ! "
Mais... ne vont-ils pas se perdre, tout seuls, dans la nuit ? Ne feront-ils pas des bêtises ? Ne se feront-ils pas embarquer par la police ? Seront-ils capables de se mettre d'accord, de rester tous ensemble, de rentrer tous ensemble à l'heure dite ? (Il n'y avait pas de téléphones portables, à l'époque.)
Oui, oui ! Ils font bloc, tout à coup. Ce n'est plus cette horde informe d'enfants paumés, agités, que nous connaissons bien. C'est un groupe soudé, résolu, organisé, qui s'est montré capable dans la journée de se retrouver, d'être à l'heure, de tenir ses engagements.
" Alors quoi, vous nous faites pas confiance ? "
Nous les regardons, nous nous regardons. Oui, nous leur faisons confiance, à notre grand étonnement. Nous leur donnons la clé...
Vers deux heures, alors que nous dormons à poings fermés, ils nous réveillent : ils sont tous rentrés à l'heure dite, tout heureux, tout fiers, et presque silencieusement !
Bien sûr, il y a des échecs : des jeunes esquintés psychologiquement par une histoire familiale trop lourde, une situation sociale sans espoir, tournent sans fin dans le cercle infernal de la délinquance, de la drogue et de la prison. Surtout aujourd'hui, où, malgré les beaux discours, on a réduit drastiquement les financements pour la formation des jeunes (du moins pour " ces jeunes-là ") et les subventions des associations qui tentent de les sortir de l'ornière...
Les discours politiciens sur " les jeunes des banlieues ", l'image qu'en présentent la plupart des médias vont à l'encontre de cette démarche éducative dont j'ai parlé ici. À présenter ces jeunes comme dangereux, violents, méprisables, on joue avec le feu : le besoin de conquérir une place, de regagner une dignité, de trouver un sens à sa vie peut amener quelques uns aux pires dérives...
Il y a pourtant en eux tant de ressources, tant d'espoirs qui n'attendent qu'un peu d'intelligence et de confiance pour les réconcilier avec eux-mêmes.
Anne Torunczyk
ancienne formatrice pour adultes
1 – Voir l'image que répand dans les medias le "grand spécialiste" de l'illettrisme, Alain Bentolila !
2 – Je me réfère ici au récit de mon expérience passée, pendant presque dix ans, comme formatrice des "stages d'insertion sociale et professionnelle" organisés pour des jeunes de 16 à 18 ans, avec des subventions et des conditions de travail qui ont malheureusement disparu au cours des années.
3 – Mon travail auprès des adultes dits "en difficulté", qui sont précisément les jeunes dont il est question ici lorsqu'ils ont pris dix, vingt ans de plus, m'a montré combien ces représentations négatives nées de l'échec scolaire sont en quelque sorte presque indélébiles. (Anne Torunczyk, Françoise Xambeu, Un autre regard sur les "illettrés", L'Harmattan 2011)