Le « détricotage » de l’idéal européen ?
La montée des partis nationalistes en Europe, le chantage britannique au « Brexit », les vagues de réfugiés qui frappent aux portes des pays de l’Europe qui reconstruisent leurs frontières : tout cela conduit de plus en plus de citoyens à exprimer leur scepticisme sur le projet européen. Interrogé en décembre 2015 par le journal l’Opinion, Michel Rocard déclarait ceci : « Je suis devenu socialiste car la SFIO portait un idéal européen. Cette conviction ne m’a jamais lâchée mais je m’épuise. J’ai passé quinze ans au Parlement européen, participé à tous les colloques et assisté au détricotage de l’idéal. (…) On n’a jamais retrouvé l’enthousiasme fédéralisant des fondateurs incarné par les démocrates-chrétiens et les sociaux-démocrates ».
L’accueil de nouveaux pays membres dans la Communauté avait conduit Jacques Delors à s’interroger : « Aujourd’hui, l’Europe ressemble à un ménage qui vient d’acheter un appartement dans une maison. Il a ajouté deux, trois pièces, mais il n’a pas d’architecte qui pense l’ensemble et réponde à la question centrale : pourquoi voulons-nous vivre et agir ensemble ? ». Ce qui conduit le philosophe Allemand Jürgen Habermas à affirmer : « Ce qui est célébré aujourd’hui comme modèle social européen ne peut être défendu que si, dans le cadre même de l’Europe, la politique est capable de revenir à la hauteur des marchés. Ce n’est qu’au niveau européen que l’on pourra récupérer tout ou partie de la capacité de régulation politique de toute façon perdue au niveau de l’État-Nation »1.
Lorsqu’on ne sait plus proposer aux peuples un élan vers plus d’ouverture, de justice et de solidarité, on peut tenter de les distraire en agrandissant le super marché de leur consommation. Au risque d’augmenter les frustrations de ceux qui se sentent de plus en plus largués dans une aventure dont la plupart des médias n’expriment que le point de vue de gagnants.
La construction européenne est l’apprentissage d’un rapport au politique comme pouvoir de régulation et non comme source d’identité. Comme l’écrit Jeremy Rifkin « L’union européenne est la première expérience d’institution gouvernementale dans un monde qui renonce progressivement au niveau géographique pour accéder à la sphère planétaire. Elle ne régit pas des relations de propriété au sein des territoires, elle gère bien davantage une activité humaine incessante et constamment mouvante dans des réseaux mondiaux »2. Une telle mutation n’est possible que si se met en place un travail d’évolution des consciences vers une responsabilité citoyenne planétaire.
C’est d’ailleurs ce qu’écrivait un des « Pères de l’Europe », Jean Monnet, au terme de ses Mémoires : « Ai-je assez fait comprendre que la Communauté que nous avons créée n’a pas sa fin en elle-même ? Elle est un processus de transformation qui continue celui dont nos formes de vie nationale sont issues … Les nations souveraines du passé ne sont plus le cadre où peuvent se résoudre les problèmes du présent. Et la Communauté elle-même n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain »3.
Plus que jamais, nous devons apprendre à conjuguer la diversité de nos identités culturelles et une citoyenneté post nationale dans un monde où les interdépendances croissantes vouent à l’échec tous les replis identitaires.
Bernard Ginisty
1 – Jürgen Habermas : Sur l’Europe, éditions Bayard, 2006, page 51.
2 – Jeremy Rifkin : Le rêve européen ou comment l’Europe se substitue peu à peu à l’Amérique dans notre imaginaire, éditions Fayard, 2005, page 288.
3 – Jean Monnet : Mémoires, Tome 2, éditions Le livre de poche, 1976 n° 5183, page 794.