« Réseaux sociaux » ou foire aux « amis » ?

Publié le par Garrigues et Sentiers

Les possibilités infinies qu’offre internet font qu’aujourd’hui chacun d’entre nous peut disposer « en temps réel » de la documentation mondiale que le plus grand érudit d’il y a 50 ans n’a jamais eu. Par ailleurs, les « réseaux sociaux » nous proposent de multiplier sans cesse nos « amis » au quatre coins de la planète.

Ainsi, chacun d’entre nous est un peu le « roi d’un monde » que l’écrivain et chercheur spirituel, René Guénon, appelle Le Règne de la Quantité 1. Un autre écrivain et chercheur spirituel, René Daumal, dans un roman initiatique intitulé La Grande Beuverie, déroule l’odyssée de l’homme moderne vers la quantité des savoirs. Au terme de son aventure, son héros déclare « Je sais tout, mais je n’y comprends rien » 2.

Peut-être faut-il se souvenir que la philosophie occidentale ne commence pas par une addition d’érudition et les travaux d’un chercheur en chambre, mais par les Dialogues de Platon. Dans ces textes, le cheminement vers la sagesse va de pair avec la socialité de l’amitié et le débat sur la chose publique.

D’ailleurs, l’étymologie du mot philosophie peut se décliner aussi bien en amitié de la sagesse qu’en sagesse de l’amitié. Il y a un rythme dans le travail vers la connaissance qui est celui de l’amitié. Dans ce rythme, le temps n’est pas celui de l’accumulation de savoirs et de relations, mais comme l’enseigne le renard du Petit Prince, celui de l’apprivoisement : « On ne connaît que les choses qu’on apprivoise, dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point des marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi » 3.

Je ne sais si ce qu’on appelle les réseaux sociaux veulent remplir la fonction de ces « marchands d’amis », mais il n’est pas insignifiant que l’inscription à ces réseaux s’exprime par l’expression « avoir un compte ». L’importance des propos qui s’y tiennent se mesure au buzz qu’ils produisent et à la quantité de nouveaux « amis » qu’ils génèrent.

Le chemin de l’amitié, comme celui de la sagesse, n’est pas celui des entassements de connaissances ou de relations que l’on pourrait cliquer à volonté sur un clavier d’ordinateur. C’est un itinéraire, un exode, jamais achevé qui se libère « des moyens que l’homme emploie pour savoir sans voir ni être vu, comprendre sans prendre ni donner, connaître sans naître ni mourir » 4.

La rupture fondamentale entre les êtres ne passe pas par la quantité de leurs savoirs ou de leurs relations, mais par leur attitude dans la vie qui en fait soit des sédentaires arrivés et sécurisés soit des nomades capables d’accueillir le neuf chaque matin. Il est aussi vain de vouloir consommer les propos des sages en s’épargnant le long chemin qui y conduit que de multiplier des amis en ignorant le temps de l’apprivoisement.

Les vrais amis sont ceux qui se rejoignent dans une aventure commune qui les dépasse. Cette conscience d’être toujours en route ouvre à la fraternité des pérégrinants, celle où vont de pair l’amitié et la sagesse.

Bernard Ginisty

1 – René Guénon : Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps – Éditions Gallimard, 1945
2 – René Daumal : La grande beuverie – Éditions Gallimard, 1973, page 124
3 – Antoine de Saint-Exupéry : Le Petit Prince, chapitre XXI
4 – René Daumal : op.cit. pages 153-154

Publié dans Signes des temps

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