Triduum Pascal
Au soir du Jeudi Saint, Jean met dans la bouche de Jésus une longue prière, en quelque sorte un testament spirituel, une méditation sur sa mission. Il parle de glorification (la gloire est l’attribut de Dieu) et de donner la Vie (qu’on appelle éternelle non par la durée mais par sa profondeur), il manifeste sa proximité avec le Père :
« Glorifie ton Fils...qu’il donne la Vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés »
« Tout ce qui est à toi est à moi et tout ce qui est à moi est à toi »
Il est venu nous faire participer à sa joie, la vraie joie qui est un attribut divin aussi, qu’il peut donc évoquer alors qu’il va entrer dans sa Passion, et il nous envoie en mission poursuivre la sienne, donner cette joie au monde :
« Qu’ils aient en eux-mêmes ma joie dans sa plénitude »
« Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde. »
Nous serons alors sanctifiés et participerons à sa gloire (nous serons divinisés comme fils du Père) car nous serons un en lui et dans le Père :
« Et pour eux, je me sacrifie moi-même, afin qu’ils soient, eux aussi, sanctifiés en vérité.»
« Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, afin qu’ils soient un comme nous sommes un ; moi en eux et toi en moi ».
Éclairés par cette prière qu’il faut relire entièrement, c’est le chapitre 17 de Jean, nous pouvons méditer sur ce qui se passe en ce soir qui ouvre la Passion. Jésus pose trois gestes symboliques résumant notre appartenance à ceux qui le reconnaissent. Les prophètes posaient ainsi des gestes symboliques exprimant avec force la Parole de Dieu, Jésus reprend cette coutume. Par le partage du pain et du vin, « ceci est mon corps », « ceci est mon sang », il nous institue comme son Corps, le Corps du Christ sur la Croix et Corps ressuscité, c’est nous qui vivons en lui (« moi en eux, toi en moi »). Pour bien marquer que c’est là que se joue notre foi, dans ce partage de son Corps donné et sacrifié pour nous, il ajoute la consigne de refaire ce geste en sa mémoire. Enfin il pose avant cela un autre geste symbolique : le lavement des pieds. Moment très important, il le fait quand « l’Heure était venue de passer de ce monde à son Père » et parce qu’il « aima les siens jusqu’au bout ». Et la consigne est aussi explicite que le « faites ceci en mémoire de moi » : « vous devez, vous aussi, vous laver les pieds les uns aux autres ».
Chaque dimanche nous rappelons le geste symbolique du partage du pain et du vin, quant à celui du lavement des pieds, c’est sans cesse que nous sommes appelés à le pratiquer...et on peut regretter que la liturgie ne le rappelle qu’une fois par an. « L’institution de l’Eucharistie » n’entraîne pas un geste magique pour « faire descendre » le Christ dans une hostie, elle est le fondement de notre foi qui nous constitue peuple de Dieu, Corps du Christ, si nous sommes fidèles à ce qui précède.
La Passion est la conséquence de la fidélité de Jésus à sa mission qui le mène à la Croix. La Croix est le chemin qui mène à « perdre sa vie » pour la retrouver en « Vie éternelle ». Le chemin de Croix n’est pas par une description de la torture, mais un chemin de fidélité au Père qui a envoyé son fils s’enfoncer jusqu’aux racines du mal pour le vaincre. Cela aurait pu se passer différemment (Jésus ne s’est pas incarné pour rencontrer cette mort ignominieuse) mais vu le mal du monde cela devenait incontournable. La Croix est signe de la victoire sur le mal, sur la mort, non la mort naturelle de nos corps, mais la mort du cœur de notre être, victoire du Fils qui « attire tout à lui » :
« Et moi, quand j'aurai été élevé de la terre, j'attirerai tous les hommes à moi. » (Jn 12, 23)
L’agonie et le chemin du Golgotha nous montrent l’Homme déchiré, en déréliction, suppliant son Père de l’épargner, pour surmonter cette souffrance, pour dépasser cet abandon : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » suivi de « Je remets entre tes mains mon Esprit », associé aux deux premiers pardons possibles parce que le mal est en train d’être vaincu : celui du « bon larron » et « pardonne leur car ils ne savent pas ce qu’ils font ». Les gestes symboliques de la veille se sont incarnés en un processus dramatique dont nous ne pouvons pas être seulement spectateurs. De même que nous devons reprendre les gestes symboliques du Jeudi, nous ne pouvons pas échapper dans nos vies, pour rester fidèles, à marcher avec lui quand la souffrance nous atteint, à la transformer en gestes d’amour et de pardon (c’est pas gagné !).
Notre Salut, signifié par la Résurrection, commence sur la Croix. Le monde nouveau y est inauguré par ce moment où Jean et Marie sont confiés l’un à l’autre. La Croix est aussi le nouvel arbre de Vie. Le premier arbre de Vie, évoqué dans la Genèse, nous a été interdit après la faute d’Adam :
« “ Qu’il n’étende pas maintenant la main, ne cueille aussi de l’arbre de vie, n’en mange et ne vive pour toujours !”. Et Yahvé-Dieu le renvoya du jardin d’Eden.» (Gn 3, 22).
Cette notion de vie est celle qui fait de nous des êtres vivants, ici-bas, et à la suite de la faute, Dieu ne veut pas que l’homme la transforme en « Vie en Dieu » qui sera justement la promesse de Jésus et se traduit par « Vie éternelle ». La Croix, le nouvel arbre, par la rédemption du Christ, nous ouvre la Vie de Dieu, la « Vie éternelle ».
Il faut attendre le troisième jour pour la Résurrection. En effet pour les Juifs, cette attente était nécessaire pour confirmer une mort réelle (comme celle de Lazare car « c’était déjà le quatrième jour »), les autres « résurrections » de l’évangile n’attendent pas ce troisième jour, il s’agit d’une sortie de l’endormissement. Nous avons donc tout le samedi pour méditer en silence ce qui s’est passé sur la Croix sur laquelle Jésus déjà ressuscite. Ce samedi est le temps du grand silence de Dieu dans lequel nous sommes invités à entrer pour enfin l’écouter au lieu de toujours lui parler de nous. La Tradition a profité de cet intermède pour affirmer que le Christ est « descendu aux enfers » (défini au Concile de Nicée-Constantinople en 381), déjà la première épître de Pierre (3, 19) l’avait évoqué : « Il est allé faire sa proclamation aux esprits détenus en prison ». Cette affirmation est importante : C’est toute l’humanité que Jésus veut présenter à son Père. Personne n’a vécu pour rien, nul ne peut être laissé de côté, nul parmi nous, nul parmi tous ceux qui ont vécu après la Résurrection du Christ, mais aussi nul de ceux qui l’ont précédée.
La Résurrection n’est pas un point final. Elle n’est pas une théophanie, une nouvelle manifestation de Dieu aux hommes, comme lors du baptême ou de la transfiguration. La Résurrection, étroitement liée à la Croix, est notre salut. Elle est aussi notre propre résurrection qui est en marche. La Résurrection n’est pas un miracle dans notre histoire, elle n’est pas un fait historique car elle est un fait unique, à rien comparable, elle n’a été vue par personne. La Résurrection est la fine pointe de la Croix qui clôt l’acte de salut inauguré à l’Annonciation.
Nous ne croyons pas à la Résurrection uniquement parce que les apôtres nous l’ont témoignée, car ils ont témoigné de ce qu’ils n’ont pas vu, et ces témoignages, divers, parfois contradictoires, sont faibles. Les premiers Chrétiens y ont cru parce qu’ils ont fait l’expérience, en eux, de leur propre résurrection liée à celle du Christ. Malgré tous les enseignements, les avertissements, les Apôtres ont d’abord été assomés par la mort de Jésus, par cet échec (rappelons-nous les disciples d’Emmaüs). Mais ils ont pu s’appuyer sur la Promesse, celle faite dans la Genèse, quand Dieu dit que « cela était bon » en parlant de la Création, puis sur la promesse faite à Abraham, à Moïse, toutes deux liées à des actes, Abraham partant pour la terre que Dieu lui donne, Moïse libérant le peuple pour le ramener à cette terre. Puis sont venues toutes les promesses proclamées par les prophètes.
C’est parce que nous croyons à la Promesse, que nous pouvons reconnaître la Résurrection, à l’intérieur de nous-mêmes, et alors lui donner foi et suivre le Christ. Notre foi est fondée sur une histoire, elle n’est pas un choix philosophique désincarné. Mais notre résurrection n’est pas achevée. Une certaine déviance voudrait célébrer uniquement la joie de la Résurrection qui aurait tout transformé ! La Résurrection de Jésus s’est opérée sur la Croix, pour nous la Croix est toujours présente, et c’est à travers la Croix que nous ressuscitons chaque jour.
La Résurrection a inversé le sens de l’histoire (c’est en ce sens qu’elle est historique, par son action sur l’histoire), désormais c’est à la lumière de la Résurrection que nous relisons toute l’histoire du peuple hébreu, tous les évangiles et que nous éclairons notre propre histoire. La Résurrection nous fait aboutir à la Parousie, c’est elle qui donne le sens de nos vies actuelles. Notre histoire n’est plus répétition du passé :
« Ne faites plus mémoire des événements passés, ne songez plus aux choses d’autrefois. Voici que je fais une chose nouvelle : elle germe déjà, ne la voyez-vous pas ? » (Is 43, 18-19).
Le passé nous assure de la Promesse, et maintenant c’est à nous d’avancer, éclairés par la Résurrection qui nous annonce la Parousie.
Marc Durand