Le christianisme peut-il mourir ? Ou quel christianisme peut-il mourir ?
Cette si lucide et si prenante réflexion que nous livre Anne Soupa dans son article Le christianisme peut-il mourir ? a tout pour nous convaincre que le christianisme, en son éthique, « ne passera pas ».
Oui, nous pouvons partager cette certitude : « Ce que le christianisme peut insuffler d’altruisme, de souci de l’autre, ne peut que renforcer le bien commun, donc la cohésion démocratique ». Et oui, encore, nous pouvons nous projeter dans cette élévation de l’humanité où « le fort ne (vaudra) pas plus que le faible », et où se bâtira « une fraternité universelle, source d’une égale dignité et de droits égaux ».
Des attentes et une projection où peuvent au demeurant se rejoindre, spirituellement ou conceptuellement, chrétiens et non chrétiens, croyants et non croyants, et chacune et chacun de ceux et de celles qui recherchent leur part de cette lumière composite qui s’offre pour « la construction d’une humanité fondée sur le droit et soucieuse du bien commun ».
Mais chaque avancée vers cette lumière, chaque pas nouveau dans cette élévation, ne supposent-t-ils pas, et peut-être tout spécialement pour nous en ce qui regarde le christianisme, un élagage des branches mortes qui couvrent d’ombre le sol voué à être fécond où s’enracinent l’amour et la bienveillance pour le prochain ? Et qui a besoin des rayons de l’intelligence et de la générosité pour que monte la sève que le Créateur a offerte et confiée aux arbres de vie.
Il ne s’agit pas ici de pieuses et édifiantes considérations. Mais de la colère qui fait basculer les idoles. Celle qu’inspire la somme presque incalculable des déviations, cimentées pendant de millénaires par des pouvoirs autoritaires tout puissants, qui ont prétendu, au milieu d’appauvrissements ou de contresens exégétiques accablants, faire dire à la Parole originelle l’exact contraire de ce à quoi elle exhortait. Toute confession serait-elle exposée, voire condamnée à n’être enseignée que par des cléricalismes en tous genres, figés dans les fondamentalismes littéralistes qu’ils ont rédigés, sacralisés et imposés sans relâche ?
Et en matière d’idoles, et d’abord pour celles qui en appellent au sacrifice de sang humain, le pire n’est-il pas de devoir entendre, d’une rive à l’autre de l’océan atlantique, l’écho assourdissant et continu de la Grande marche de la croisade réactionnaire où des politiques du plus haut rang, des publicistes des plus célébrés et des propagandistes armés des plus terribles moyens d‘influence, s’affirment comme les défenseurs des « vraies valeurs’ » de l’Occident chrétien ? Et de les voir nous éduquer à croire que le chas des aiguilles s’est démesurément élargi pour offrir la priorité du passage aux plus riches des hyper-riches. Ou à tenir la somme des archaïsmes de la pensée humaine, et leur cortège d’arriérations et d’aliénations, pour les composantes irrécusables d’une nouvelle modernité dont la Loi aurait été soudain révélée à l’IA sur une autre planète.
Ou ce pire ne réside-t-il pas, en une sorte de parallèle de la contrefaçon, dans une continuité historique déroulée de siècle en siècle, et plus encore dans la visibilité propre à ceux de l’histoire moderne, continuité qui a vu « la parole chrétienne évangélique et fraternelle » (emprunt fait ici aux termes d’un tout récent appel de Christine Pedotti) subir la contamination, si ce n’est la subversion, d’influences ou de référents venus des paganismes, combinés à des productions mentales tirées des noirs gisements du cerveau primitif de l’espèce humaine ? Gisements si abondants que ces matériaux de la déraison n’ont assurément rien de « terres rares’ » !
Une part décisive de l’emprise – qualifions la d’obscurantiste – qui en a résulté a été l’œuvre de doctrinaires et de dogmatistes qui n’ont pas cessé de codifier leurs exclusions, qui ont surajouté leurs interdits insoutenables à leurs exclusions arbitraires, et qui ont érigé leurs prohibitions systémiques jusqu’au niveau de coercition et de domination où se profilent tous les types d'excommunications et d’inquisitions.
Autant de dérivations vécues par le « génie du christianisme », entendu dans le sens de sa capacité à tracer les voies de l’espèce humaine sur les chemins de lumière(s), mais que se sont infligées tant d’autres messages spirituels, philosophiques et politiques. Reste que pour nous, l’opposition entre le message, dans toute l’intelligence accessible de sa relecture, et sa traduction imprimée et gravée par une cléricature multi séculaire, se présente sous les traits du diagnostic le plus flagrant.
Un diagnostic dont ressort, en première et plus évidente prescription qu'il faut « désarmer le catholicisme du pouvoir sacré masculin exclusif » (autre emprunt à l'appel de Christine Pedotti). Un désarmement intellectuel, spirituel et éthique qui s'entend assurément comme devant être étendu bien au-delà de la seule l’abolition de l’infériorité et de l’impureté qui sont dévolues au féminin dans l’inintelligence des Écritures. Et qui puisera aussi son énergie dans la confrontation – bien plus que saisissante – entre le message évangélique, auquel Anne Soupa se réfère, et les « valeurs chrétiennes » que rêveraient d'inscrire dans la constitution (et telles qu'ils les conçoivent) ces mêmes ministres et chefs de partis qui, à leur quotidien obsessionnel ou électoraliste, multiplient respectivement les mesures de proscription et les appels à toujours plus de traque visant les hommes, les femmes et les enfants, nouveaux-nés inclus, qui pour avoir survécu, entre autres drames, à un naufrage de leurs frêles esquifs en Méditerranée, méritent d'être traités comme des envahisseurs. Des envahisseurs, bien sûr, de notre France et de notre Europe si « chrétiennes ».
Vouloir effacer ce qui révulse nos consciences implique le soutien d'une espérance. Retenons celle que nous propose Anne Soupa : « Plus la source des valeurs coule d’abondance, mieux elle irrigue le sol qui la porte ». Façon également de nous appeler à tenir, à notre mesure, les vannes grandes ouvertes.
Didier Levy