« Choses vues (ou entendues) » n° 20 : Fous de foutre !
Il n’est pas de jour où l’on apprenne des cas d’« abus sexuels » (1). Certes, la presse – à scandale ou non – s’empare volontiers d’un sujet vendeur, mais les faits avérés sont là, odieux, têtus et lamentables. Ils débordent l’insupportable pour atteindre l’ignominieux. On les relève dans tous les lieux et milieux, dans toutes les classes sociales et groupes professionnels : médecins, enseignants, policiers, militaires, patrons d’entreprise (ah la « promotion canapé » !), gens du show biz ou de la politique… Et les personnes les plus en vue sont ciblées plus facilement que les autres.
Un accent majoré est évidemment mis sur les actes délictueux, voire criminels, commis par des ecclésiastiques. D’abord, parce que l’Église s’est toujours montrée sévère contre les péchés touchant à la « pureté » ; les laïcs en ont parfois éprouvé du désarroi (cf. l’affaire Humanæ vitæ). Ensuite parce que prêtres et religieux ont fait vœu volontaire, les uns de célibat, les autres de chasteté (2). Enfin, à cause des dommages subis par les victimes de leurs actes, en particulier quand il s’agit d’enfants. Jésus a prévenu : « Si quelqu'un scandalisait un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu'on suspendît à son cou une meule de moulin, et qu'on le jetât au fond de la mer » (Mt 18,6). Question annexe donc : ces violeurs croient-ils à ce qu’enseigne leur Église en matière de sexualité, et qu’ils claironnent avec assurance ?
La continence n’est pas facile à vivre ; elle ne l’a jamais été. Au XVIIIe siècle, des enquêtes dans les archives judiciaires à Paris révèlent un nombre impressionnant de prêtres, et même de religieux, qui recouraient régulièrement à des prostituées. Les manuels de préparation au sacerdoce multipliaient les mises en garde et conseils de prudence à garder scrupuleusement. Ainsi un prêtre appelé à confesser une femme malade, à son domicile, devait laisser ouverte la porte de la chambre où elle était alitée, afin que la famille puisse « contrôler » sa conduite. La construction du confessionnal devait strictement empêcher tout contact physique entre un confesseur et une pénitente. Les petites filles ne devaient être confessées qu’en une partie publique et éclairée de l’église. Le péché de « sollicitation » d’une pénitente par le prêtre était passible d’une excommunication latæ sententiæ, qui ne pouvait être levée que par le pape.
Les « abus » commis par des clercs sont d’autant plus « indécents » que la finalité de leur état est d’aider le prochain (et la prochaine) à vivre « saintement en vue de leur salut ». Or ils les entrainent « dans le péché » et, à tout le moins, dans un état de stress de longue durée alliant souvent, d’après le témoignage des victimes, au ressenti de l’agression une forme de culpabilité difficile à vivre.
Le sommet d’une sidération générale a été atteint avec la découverte des actes de l’abbé Pierre. Les abus des frères Philippe étaient aussi graves, mais ils étaient moins connus du grand public. Voilà un homme qui jouissait de l’estime générale, de l’admiration de ses coreligionnaires et même au-delà : il avait été courageux pendant la guerre, efficace comme député ; il avait poussé le célèbre coup de gueule du 1er février 1954 révélant au pays la misère que celui-ci ne se pressait pas de voir ; dès 1949, il a été fondateur d’Emmaüs, qui tirait de l’extrême précarité beaucoup d’exclus ou de gens frappés par un malheur domestique ou social, etc. Et voilà cet homme quasiment canonisé par l’opinion publique (genre santo subito), y compris par des non-croyants, qui se révèle un prédateur sexuel multirécidiviste au long de sa longue vie.
Tous ces crimes sexuels sont à dénoncer, à juger, à punir et, éventuellement, à soigner. Il resterait à en établir les causes, probablement multiples. Outre les comportements individuels, éventuellement pathologiques en ce domaine, on a souvent accusé le relativisme moral établi, favorisé par un pansexualisme (3) effréné (publicités hyper-érotisées, sites pornographiques etc.). Et, ce n’est pas pour nous rassurer ou diminuer la culpabilité des prédateurs totalement étrangers aux victimes, il ne faut pas oublier, quoiqu’ils soient plus difficiles à détecter et à dénoncer, les incestes qui, si l’on en croit les chercheurs (sociologues, travailleurs sociaux, psy, médecins…), seraient encore plus nombreux que les agressions sexuelles accomplies dans la vie courante, parfois quasiment au grand jour.
Albert Olivier
1. L’ampleur du phénomène est-elle en partie un trompe-l’œil, parce que l’information circule davantage qu’avant et qu’on en parle plus ouvertement ? Quelle part prend une nouvelle conception des délits et crimes sexuels dont on cherche encore à redéfinir les contours et à affiner les définitions ?
2. Notons que la subtile distinction entre ces deux notions échappe parfois au public ignorant les arcanes de la théologie morale, et il faut avouer qu’elle n’est pas claire. Un prêtre séculier tenu au simple célibat, c’est à dire à ne pas se marier, pourrait-il « courir le guilledou » ou vivre avec une femme sans être marié (ce qui fut souvent le cas sous l’Ancien Régime, longtemps après la réforme grégorienne ) ?
3. Ce terme, inventé par le psychiatre suisse Eugen Bleuler, a donné lieu, en 1905, à un débat entre lui et Sigmund Freud.