80 ans après la signature des Accords de Sarreto par des partisans provençaux et piémontais : une mémoire qui nous engage

Publié le par Garrigues et Sentiers

Jennifer Juvénal, petite fille de Max Juvénal, qui fut signataire des Accords de Saretto en sa qualité le chef régional des Mouvements unis de Résistance pour la Provence, prenant la parole lors de la commémoration des Accords à Aix-en-Provence le 1er juin 2024 (© Guy Liégois)

Jennifer Juvénal, petite fille de Max Juvénal, qui fut signataire des Accords de Saretto en sa qualité le chef régional des Mouvements unis de Résistance pour la Provence, prenant la parole lors de la commémoration des Accords à Aix-en-Provence le 1er juin 2024 (© Guy Liégois)

Si nous vous parlons de la Commémoration des Accords de Saretto (1) qui a eu lieu, pour la première fois en France, à Aix-en-Provence le 1er juin 2024, hormis votre acquiescement pour le terme de commémoration, peut-être n’oserez-vous pas dire que cela ne vous évoque rien ?

N’en ayez pas honte, les Accords de Saretto avec leur volet politique et militaire signé en mai 1944 entre des maquisards provençaux et piémontais dans une haute vallée de la frontière franco-italienne sont peu connus dans notre espace national. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’un accord régional qui puise aux sources d’un territoire irrigué d’un côté de la frontière par le fleuve de la Durance, de l’autre côté par le Pô. L’Occitanie recouvre des peuples qui vivent de part et d’autre de cette frontière parlent une même langue : la langue d’Oc, le provençal pour les uns, le piémontais pour les autres, mais la frontière les a séparés en deux moitiés acculturées devenues étrangères l’une à l’autre et dans les circonstances de la guerre ennemies. Paradoxalement les conflits réveillent la volonté de s’unir et les populations occitanes ont développé une nouvelle fraternité dans un combat contre le régime fasciste italien, contre le régime collaborationniste du maréchal Pétain, contre l’occupation nazie.

L’histoire française a une prédilection pour le centralisme jacobin et le chef de l’Armée de libération, le Général de Gaulle, conservait en mémoire la déclaration de guerre de l’Italie à la France du 10 Juin 1940 comme « un coup de poignard dans le dos (2). Ce faisant il méconnaissait l’histoire nationale italienne de cette époque, certes marquée par le fascisme italien mais en butte à une opposition déterminée, avec des figures de proue comme Émilio Lussu, héros de la première guerre mondiale, Carlo Levi grand écrivain de la condition paysanne, Antonio Gramsci martyrisé par les ordres de Mussolini, opposition regroupée dans des mouvements comme « Justice et Liberté » et le « Parti d’Action » (3). S’ils sont peu connus, c’est que la mémoire de ces mouvements a été estompée au moment de la Libération italienne au profit d’une entente nationale qui a permis, à l’aide d’un référendum, la chute de la monarchie mais aussi la libération discrète des criminels fascistes des prisons italiennes. Leurs faits d’armes, comme l’assassinat en France des Frères Roselli, le martyre d’Antonio Gramsci et tant d’autres ont été passés sous silence ! Pourtant nombreuses étaient les victimes du régime fasciste, car l’assassinat des opposants politiques était la marque de fabrique de Mussolini, sans oublier sa guerre coloniale atroce contre l’Éthiopie et ses peuples.

Dans ces conditions franco-italiennes vous comprendrez que la résistance d’hommes comme Max Juvénal, Jean Lippmann, Maurice Plantier (français), Duccio Galimberti, Constantin Picco, Ezio Aceto, Dante Livio Bianco, Gigi Ventre (italiens) dans les massifs alpins du Piémont soit tombée à la trappe…

Si l’événement des Accords de Saretto a été écrasé sous les récits des romans nationaux, leurs souvenirs ont perduré chez les survivants, non seulement par les canaux des familles de partisans mais aussi par les canaux d’associations comme les Piémontais d’Aix-en-Provence, des historiens, de ceux et celles qui se sont impliqués dans un devoir de mémoire, dans un legs à transmettre aux générations plus jeunes.

La preuve :
Nous sommes en 2024 à Aix-en-Provence et sur un bout de trottoir, les chants de la chorale piémontaise de Campiglione Fenile résonnent dans le trafic urbain. Entourés des drapeaux portés par les Anciens combattants nous assistons au dévoilement de la plaque commémorative de Max Juvénal. Les discours de Jennifer Juvénal, de Rémi Capeau, Jean-Philippe Bianco et tant d’autres complétés par les interventions d’historiens au colloque qui a suivi comme Mireille Provansal, Robert Mencherini, Danièle Jalla, de docteurs en Sciences sociales comme l’italienne Martha Arrigoni nous ont initié à une aventure héroïque qui a vu des hommes et des femmes risquer leur vie, risquer la torture pour délivrer leurs pays d’une oppression brutale et de l’humiliation de l’asservissement. Leur esprit de fraternité s’est étendu à leurs communautés nationales respectives en vue d’un avenir élargi au continent européen.

2024, 80 ans après les Accords de Saretto, la France vit des élections avec la possible victoire d’un parti d’extrême-droite qui du « bout des lèvres » renie sa filiation collaborationniste et nazie. Si ce parti n’est plus à l’identique d’un parti collaborateur d’une politique guerrière raciste et antisémite, son évolution vers une organisation populiste doit être précisée : quelles conséquences en France de mesures dites de « préférence nationale » ?

En Italie la même évolution caractérise le mouvement de l’extrême-droite italien qui a porté Giorgia Meloni à la tête du gouvernement. Le débat sur l’histoire du mouvement fasciste et antifasciste prend de l’ampleur, il met l’accent non seulement sur les vérités historiques du passé mais aussi sur les vérités d’actualité : est-il sans conséquences pour les libertés politiques qu’une partisane et admiratrice de Mussolini gouverne l’Italie et applique des mesures anti-migratoires ?

Indépendamment de nos histoires respectives, pourrait-on puiser dans un régionalisme européen un antidote à un nationalisme agressif des états-nations avec sa peur, son hostilité de l’étranger, sa défense outrancière des frontières, son repli pour vivre un entre-soi de forteresse, alors que notre histoire commune celle des accords de Saretto témoigne de franchissement de frontières pour partager l’amitié, le pain, et les risques de vies de personnes libres ?

Christiane Giraud Barra, Alain Barthélemy-Vigouroux

  1. Toutes nos références sont tirées du livre Les Accords de Saretto. Mai 1944. Recueil de témoignages et autres récits édité par l’association des Piémontais du Pays d’Aix et leurs amis. Pour en savoir plus sur le contexte politique et militaire des accords de Saretto, on pourra également consulter la contribution qu’a apporté Romain H. Rainero, de l ’Université de Milan, à une Journée d’études sur les relations franco-italiennes de 1943 à 1947 qui s’est tenue à Nice en 1995, « Les accords de Saretto, une prémisse (manquée) pour une réconciliation italo-française et une Europe unie », Cahiers de La Méditerranée, 52, 1966, p. 85-92 – contribution qui est librement consultable sur Internet : https://www.persee.fr/doc/camed_0395-9317_1996_num_52_1_1160.
  2. Mireille Provansal et Francesca Tortorella « Saretto, des accords politiques pour une Europe nouvelle, le rôle du capitaine Jean Lippmann » dans Les Accords de Saretto, p. 132.
  3. Emilio Lussi et Carlo Rosselli fondèrent en 1937 le mouvement Giustizia et Libertà qui devint dans les années suivantes le Parti d’Action. Les frères Rosselli Carlo et Nello furent assassinés en France en 1937 à Bagnoles-de-L’Orne par des Cagoulards sur les ordres de Mussolini. Carlo Levi, auteur du chef d’œuvre Le Christ s’est arrêté à Eboli, écrivain italien et résistant au fascisme.

Publié dans Réflexions en chemin

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Assurément des plus fécondes la conclusion de ce précieux rappel historique qui invite au "franchissement (et au dépassement) de(s) frontières pour partager l’amitié, le pain, et les risques de vies de personnes libres".
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