Borgen versus Jupiter
Depuis un peu plus d’une année, la fracturation sociale – diagnostiquée pour la première fois en 1995 –, c'est-à-dire l’émiettement de la nation entre des catégorisations multiples, allant d’identitarismes d’intérêts, socialement protestataires chacun pour eux-mêmes, aux communautarismes les plus séparatifs, a exposé toute l’ampleur et toute la radicalité qu’elle avait à présent atteintes. Les colères, les passions et les déchaînements qui en ont procédé tendent à signifier qu’on est en voie de passer au stade où il faudra parler de désintégration sociétale.
Lorsque la cité est à ce point en crise, une crise aussi durable, aussi profonde et déjà aussi violente, la réponse est nécessairement de l’ordre politique. Dans ce champ là, nombre d’acteurs et de commentateurs se sont déjà risqués à proposer des pistes.
La première ne tiendrait-elle pas dans la priorité que le général de Gaulle s’était tracée – sans bien évidemment en renvoyer aucune autre – lors de son retour aux affaires en 1958, sous une menace de guerre civile (née de l’insoluble conflit algérien) et dans un contexte de crise de l’État : commencer par l’essentiel, « c'est-à-dire par la Constitution ».
Que le mode de gouvernance pratiqué depuis 2017 concoure à extrémiser les conflits, suffirait au reste à faire prévaloir cette priorité. En commençant pas ‘’tordre le coup’’ à l’idée (multiplement récurrente) de passer à un régime présidentiel – ce qu’un ancien président de la République a récemment préconisé, recueillant l’appui de commentateurs parmi les plus considérés.
Certes, supprimer la fonction d’un Premier ministre censé être le chef d’un gouvernement qui détermine et conduit la politique de la nation, mettrait fin à la violation de la constitution qu’hors périodes dite de ‘’cohabitation’’, celle-ci n’a cessé de subir de par la confiscation du pouvoir exécutif par le Président de la République. Au demeurant, dans quel rôle d’arbitre (par définition au-dessus des partis), et de garant des intérêts fondamentaux de la France (i.e. au-delà des enjeux partisans), ce dernier aurait-il pu se tenir dès lors que son élection se décidait au suffrage universel direct ? Le processus de cette élection, destiné à réduire le départage final à deux candidats, ne pouvant qu’attacher un caractère plébiscitaire au choix du corps électoral – quand ce n’est pas comme en 2017, et avec les précédents de 2012 et 2002, le seul sens d’un ‘’tout mais pas lui (ou elle)’’, dont le chanceux élu s’empresse de gommer tout ce qu’il a de très restrictif quant à la confiance dont il est investi.
Reste que prendre ainsi le parti du régime présidentiel, c’est une fois encore succomber à cette espèce de manie qui consiste à se poser les mauvaises questions – moyen à peu près infaillible de se faire, et déjà à soi-même, de fausses réponses. En l’espèce, la question n’est assurément pas de doter de davantage de pouvoirs et de porter à son comble l’irresponsabilité politique du monarque élu, mais de rétablir la République dans ses fondamentaux – le premier étant le droit qui appartient à tout instant au corps politique de « demander compte à tout agent public de son administration ».
À cet égard, placer devant l’Assemblée nationale un président héritier direct du maréchal de Mac-Mahon, et détenteur de l’irresponsabilité politique dévolue à ce dernier dans l’attente d’une restauration monarchique et, partant, de la réaffirmation de la personne inviolable et sacrée du roi, est d’abord… d’une improbable modernité.
Ce président assisté des ministres qu’il choisit, nomme et révoque, renvoie encore plus lointainement à la constitution du 3 septembre 1791 – de brève existence, comme on sait. Que le droit de dissolution soit maintenu, et le président qui y aura recouru se retrouvera, en cas d’échec de ses partisans aux élections législatives qui s’en suivront, dans le type de confrontation sans issue avec l’Assemblée qui, après la victoire du Cartel des gauches en 1924, contraignit à la démission Alexandre Millerand (lui aussi appelait à une révision constitutionnelle visant à renforcer les pouvoirs de l’exécutif).
Que le droit de dissolution disparaisse et l’on en reviendra au schéma institutionnel de la Seconde République – qui produisit, entre Président et Assemblée, la neutralisation respective des pouvoirs qui lui était promise, jusqu’à ce que le Prince-Président mît fin à celle-ci par le coup d’État du 2 décembre 1851. Depuis, professeurs de droit constitutionnel ou de science politique n’ont cessé d’enseigner à leurs étudiants qu’il fallait se garder comme d’un fléau de ce régime de séparation absolue des pouvoirs.
À vrai dire, le régime présidentiel, pour le seul pays qui, dans l’histoire, l’a durablement mis en œuvre autrement que comme l’habillage d’une dictature militaire et/ou de la domination sans partage d’une oligarchie ou d’un clan, s’est fondé sur la conception d’une architecture institutionnelle qui s’appuyait sur les avancées les plus incontestablement modernes de la science politique de la fin du XVIIIe siècle : la configuration qui pouvait alors être tenue pour l’idéal d’une monarchie constitutionnelle – mais puisqu’il était exclu que les constituants américains, œuvrant au nom d’un peuple élu à la création d’un monde nouveau, fussent susceptibles d’aller chercher et de couronner le rejeton d’une vieille dynastie européenne, le régime né de leurs travaux, incluant l’indépassable invention du fédéralisme, devint une république.
Demeure que sur la durée, le système américain, parce qu’il impose en permanence à ses acteurs (qui sont certes plutôt disposés, par culture, à se plier à cet exercice) de faire jouer une mécanique savante et compliquée de freins et de contrepoids, n’a pas été si injustement pesé le jour où le général de Gaulle lui prêta d’aller ‘’cahin-caha’’ …
Parce qu’il est le décalque d’une monarchie constitutionnelle – et la pratique de la Ve république se trouve si proche ce passé là qu’il est superflu de lui fabriquer un plus pur alliage de la monarchie de Juillet et du Second Empire vers sa fin –, le régime présidentiel représente en France le système le plus à même d’exciter la frustration démocratique qui, depuis l’an dernier, se manifeste de si grand jour : confier tous les pouvoirs – l’exécutif accaparé en son entier depuis 60 ans et le législatif délégué à une majorité à laquelle il est intimé d’obéir sans hésitation ni murmure – à un personnage qui n’aura aucun compte à rendre (sauf à la rue !) sur toute la durée de son mandat, irait radicalement à l’encontre de l’attente citoyenne d’une participation politique, et d’abord d’un pouvoir de sanction.
En l’état de notre monarchie élective, le spectacle donné par un prési-dent jupitérien anticipe suffisamment sur l’avertissement formulé par Alexis de Tocqueville : transposer la démocratie pratiquée en Amérique dans un pays centralisé comme l’est la France – ajoutons : et de surcroît historiquement impropre à la pratique du compromis pour être étranger à l’idée que celle-ci est constitutive de la démocratie –, porterait le risque « (d’)une tyrannie pire que celle des Bourbons ».
En revanche, le régime parlementaire, tel qu’il a été continûment ajusté à la modernité depuis la seconde moitié du XIXe siècle, et tel que pour la France, il a fini par être ‘’rationalisé’’ dans la constitution de 1958 – ce fut l’apport capital de Michel Debré –, offre le cadre d’un exercice pacifié de la responsabilité démocratique, allié à celui des droits d’une citoyenneté raisonnée. L’addition de l’un et l’autre s’avérant capables d’en finir avec la guerre civile froide que perpétue notre fonctionnement institutionnel présent.
Pour autant, en effet, qu’on y insère la part et les formes de démocratie participative dont le corps électoral du XXIe siècle entend disposer – avec les encadrements indispensables à la prévention des emportements démagogiques –, le régime parlementaire apporte seul la garantie de pouvoir signifier à des gouvernants qu’ils ont perdu la confiance de la nation, que leur échec ou leur discrédit excluent qu’ils demeurent en fonction.
Une perte de confiance signifiée par le vote d’une motion de censure – la configuration ’’constructive’’ de celle-ci en vigueur Outre-Rhin étant la plus exemplairement démocratique – logiquement suivie (hors application du schéma allemand) d’une dissolution automatique, ou par le renvoi de son leader que prononce le parti placé aux affaires (Margaret Thatcher), ou par un divorce survenant dans la coalition gouvernementale (Helmut Schmidt) : autant de procédures démocratiques qu’on regardera comme mieux accordées au souci du Bien Commun que les barricades ou les violences urbaines qui ont fini par répondre à l’irresponsabilité quinquennale octroyée en France au chef du pouvoir exécutif.
Responsabilité des gouvernants n’est pas instabilité : une seule motion de censure a été votée en Allemagne depuis 1949, et les autres démocraties parlementaires d’Europe occidentale peuvent quasiment toutes afficher le même bilan – Espagne comprise avant la crise catalane, et jusqu’à l’Italie, dans une certaine mesure, et par rapport à l’époque où son régime d’assemblée avait de quoi évoquer un copier-coller de notre IVe république.
Certes, dans ces pays où prévalent les majorités de coalition, les formations de gouvernements s’avèrent souvent laborieuses. D’autant plus si leurs démocraties (les scandinaves en particulier, mais également l’Espagne et le Portugal) recourent à la représentation proportionnelle. Laquelle, en France, est communément l’objet des réquisitoires les plus catégoriques : parce qu’on l’associe à nos périodes d’instabilité ministérielle chronique – qui tenaient à bien d’autres explications et, d’abord, au faible nombre de partis structurés ; et parce qu’on oublie, d’une part, qu’elle a cours pour les élections de nos assemblées régionales et dans nos grandes villes pour les municipales, une prime majoritaire (au reste très excessive pour les scrutins municipaux) y évitant l’éparpillement des sièges, et d’autre part, que si l’exemple d’Israël lui donne à première vue une figure d’épouvantail, l’émiettement des représentations à la Knesset exprime en fait des clivages religieux et des différences culturelles, sociologiques et d’origine qui tendent à infirmer l’idée d’une nation qui serait assortie à la composante mythique du sionisme.
Que la négociation d’un programme gouvernemental commun puisse prendre un certain temps (comme cela a été le cas en Allemagne après les dernières élections au Bundestag), est en vérité à mettre à l’actif du régime parlementaire.
C’est bien dans ce type de négociation, préalable à la constitution d’une majorité de coalition, que s’élaborent les compromis dont on a rappelé qu’ils sont l’essence de la démocratie. À cet égard le compromis dont procède un contrat de législature conforte celui, plus fondamental encore, entre majorité et opposition – le contrat conclu entre les partis qui formeront le gouvernement entretient la pédagogie des légitimités que se reconnaissent mutuellement majorité et opposition parlementaires.
Des compromis, des contrats, des légitimités respectives qui tombent sous le sens dans les démocraties qu’on a pris en exemple – comme la prudente mesure qui prévaut, de longue expérience, dans la mise en application des contrats de législature. Et qui suggèrent ce que, dans la durée, la pratique d‘un régime parlementaire moderne est susceptible d’instaurer dans un pays dont l’imagerie conflictuelle en est restée, finalement à peu de choses près, à la Saint-Barthélemy, aux noyades de Nantes et à la fusillade de Fourmies : l’apparition de rien moins que d’une démocratie de la civilité et de la permanence du dialogue politique.
Tout ce qui se donne à voir dans la très remarquable série danoise Borgen, au long de ses saisons et au fil de des épisodes : une Première ministre, un gouvernement collégial et une Parlement qui pratiquent, au milieu des autres éléments d’une société civilisée, la forme la plus simple, la plus naturelle et la plus authentique du régime démocratique.
Une série qui s’adresse hic et nunc aux politiques et aux éditorialistes qui n’auraient pas eu leur compte de monarchie plébiscitaire et qui seraient partants pour y rajouter quelques couches supplémentaires de présidentialisme – comme si deux années de gouvernance jupitérienne n’avaient pas suffi à combler leur appétence pour un pouvoir fort confondu avec un pouvoir sans contrôle. Les encourager à visionner, ou à re-visionner, chacun des épisodes de Borgen vaut une convocation à autant de leçons d’instruction civique.
Ils y trouveront en outre le choc du dépaysement et celui d’un saut d’époque : pour le premier, parce que la démocratie danoise leur apparaîtra comme un système régissant une autre planète, ou en tout cas dont aucun élément ne saurait leur paraître familier ; et pour le second, parce qu’à l’instar des autres régimes du même moule – et spécialement ceux en place d’Helsinki à La Haye, ou ceux des ex-Dominions canadiens, australiens et néo-zélandais – cette démocratie a tout pour les renvoyer à l’archaïsme d’une Ve république conçue en majesté et non en citoyenneté.
Une utile confrontation en un moment où, de défiance généralisée envers les représentants de la nation en soulèvements de toutes formes contre l’État, le pacte républicain qui est censé soutenir le mouvement de notre vie démocratique, approche du degré de fragilité qui était celui de l’ Édit de Nantes quand survint sa révocation.
D’aucuns diraient que ‘’la cocotte-minute commence à siffler’’. En ce qu’il est à la fois plus parlant et plus digne au regard du sujet en cause, on privilégiera l’avertissement lancé en novembre 1953 par Pierre Mendès France: « Nous sommes en 1788 ». D’autant qu’un instant et pour sept mois entendu, puis écarté pour des années, il offre une bonne matière à réflexion dans les circonstances où Cassandre se heurte aux surdités volontaires.
Didier Lévy