De l’impasse individualiste au réveil citoyen
« Donald Trump habite la Maison-Blanche, l'Union européenne se délite, Vladimir Poutine est le parrain de l’époque et Matteo Salvini son étoile montante, les murs se multiplient et les ponts s’effondrent, les ports se ferment aux exilés, la démocratie libérale se rétracte à vue d’œil : notre échec est grandiose. Nous, intellectuels progressistes, militants humanistes, partisans de la société ouverte, défenseurs des droits humains et autres citoyens cosmopolites, sommes incapables d’endiguer la vague nationaliste et autoritaire qui s’abat sur nos sociétés ».
C’est par ces mots que s’ouvre le dernier ouvrage de Raphaël Glucksmann intitulé Les enfants du vide (1) où il analyse la crise majeure de ce que nous pensions acquis définitivement : les démocraties libérales. Cette expression voulait incarner le projet politique de conjuguer le primat du collectif sur l’individuel que désigne le mot démocratie et le « sacre » de l’individu face à la collectivité que désigne le mot libéral. La contradiction assumée entre la force centripète de la démocratie et la force centrifuge du libéralisme faisait le dynamisme de nos sociétés. Or aujourd’hui, note Glucksmann, l’individualisme a triomphé et le déséquilibre explose, créant un boulevard aux régimes autoritaires. « L’insurrection populiste et le désastre écologique en cours montrent que le logiciel néolibéral nous mène dans l’abîme. Pour ne pas tout perdre, nous devons sortir de l’individualisme et du nombrilisme ».
Ce vide de sens conduit peu à peu nos démocraties à se transformer en oligarchie d’experts, et surtout d’experts financiers : « Nos dirigeants politiques ont progressivement délégué le gouvernement effectif de nos cités aux experts. Sur scène, nos représentants parlent, se font élire, assurent le spectacle quand les technocrates savent, gouvernent, agissent en coulisses » (2).
Ainsi, au-dessus de la figure du citoyen, base du pacte républicain, s’est imposé « l’homo economicus » comme l'acteur de base de la pensée politique. La compétition individuelle, la célébration des « winners » et la stigmatisation des « loosers » a relégué dans « les œuvres sociales » le pacte de solidarité. « Il nous faut aujourd’hui réapprendre qu’une cité n’est pas une entreprise » (3).
C’est à travers une politique fiscale assumée que peut exister une politique qui soit autre chose que des armistices provisoires entre des lobby à la recherche de profit. Pour éclairer son propos, Glucksmann cite un « texte brillant » d’un « jeune énarque prometteur », paru en mars 2011 dans la revue Esprit : « La fiscalité (…) ne peut se réduire à un débat technique, quelles qu’en soient les délices intellectuelles. Savoir s’il faut prendre le risque de taxer les hauts patrimoines qui pourraient être tentés de quitter le territoire national revient à se demander si la finalité du système fiscal est de préserver la compétitivité du pays, son attractivité pour les investisseurs ou les grandes fortunes, ou d’assurer une redistribution stricte et consacrer un pacte républicain dans les faits. Faire du débat fiscal un débat technique, d’analyse purement rationnelle et mathématique, c'est déjà prendre un biais idéologique en décidant que l’impôt n’est pas politique et n’a rien à voir avec un contrat social, une volonté d’être dans la cité » (4). Le nom du « jeune énarque prometteur » qui signe ces lignes a de quoi surprendre aujourd’hui. Il s’agit d’Emmanuel Macron.
Bernard Ginisty
(1) Raphaël GLUCKSMANN, Les enfants du vide. De l’impasse individualiste au réveil citoyen, Allary éditions, 2018, p. 11.
(2) Ibid., p. 105.
(3) Ibid., p. 129.
(4) Ibid., p. 200-201.