Le philosophe et le nouveau président
Le nouveau président de la République, Emmanuel Macron, revendique une relation particulière avec le philosophe Paul Ricoeur. Jean-Philippe Pierron, spécialiste de l’œuvre de ce dernier, cite ce propos du nouvel élu : « C’est Ricœur qui m’a poussé à faire de la politique parce ce que lui-même ne l’avait pas fait ». Il n’est pas inintéressant de voir comment des lignes de force de la pensée de Ricœur se retrouvent dans la vision politique d’Emmanuel Macron.
À l’opposition binaire front contre front, Ricœur substitue une dialectique qui ne soit pas « au service de la grande synthèse gouvernementale autoritaire » parce que pour lui « la dialectique est toujours à synthèse ajournée, en raison de la complexité des situations et du tragique de l’histoire avec lesquels il faut composer. C’est pourquoi la politique demeure un processus, et non l’application de procédures »1. L’art politique consiste alors d’avoir le courage d’affronter la complexité, au risque de décevoir les fonctionnaires des simplismes. Pour Ricœur, il faut assume « l’étrange paradoxe dans lequel les sociétés avancées se trouvent aujourd’hui enfermées : d’une part, c’est pour survivre que les nations modernes doivent entrer dans la compétition technologique ; mais, dans cette mesure même, elles se livrent à l’action dissolvante exercée par la technologie devenue souveraine sur le noyau éthico-politique de ces sociétés. L’homme des sociétés industrielles avancées, placé au carrefour de l’économique et du politique, souffre de la contradiction entre la logique de l’industrialisation et la vieille rationalité relevant de l’expérience politique des peuples. C’est pour fuir cette contradiction que tant de gens, jeunes et moins jeunes, refluent vers la vie privée, cherchant la survie dans la privatisation du bonheur »2.
Ricœur a commencé son œuvre philosophique en méditant sur le problème du mal et de la finitude humaine. Il a conscience de la fragilité de la démocratie : « La démocratie étant le seul régime politique qui soit fondé sur le vide, je veux dire sur nous-mêmes et notre vouloir vivre, mon inquiétude est que la croyance publique ne la porte plus. Or c’est un système qui ne fonctionne que si les gens y croient. (...) Il repose sur la confiance. Et désormais, beaucoup trop de gens croient que la démocratie est solide, qu’elle fonctionne par une sorte d’inertie institutionnelle »3. Pour revivifier cette démocratie, Ricœur invite à fuir le consensus introuvable et plaide « pour une pratique du dissensus mise en œuvre par une éthique de la discussion »4. Mais pour cela, « il nous faut aller plus loin que les philosophes des Lumières : ne pas simplement tolérer, supporter la différence, mais admettre qu’il y a de la vérité en dehors de moi, que d’autres ont accès à un autre aspect de la vérité que moi. Accepter que ma propre symbolique n’épuise pas les ressources de symbolisation du fondamental »5.
Si la plupart de ces intuitions se retrouvent chez Emmanuel Macron, il reste que l’on peut s’interroger sur l’hypertrophie donnée à l’économie qui serait la nouvelle science de l’action et l’impasse sur l’écologie comme question centrale pour notre avenir commun, au risque de « l’oubli que la politique est précisément, pour Ricœur, une tension entre le souci de la réforme et l’exigence de la révolution »6.
Bernard Ginisty
1 – Jean-Philippe Pierron : Que dirait le philosophe Paul Ricœur de son ancien assistant éditorial Emmanuel Macron ? sur le site www.nonfiction.fr 25/04/2017. Il est l’auteur de l’ouvrage : Paul Ricœur : Philosopher à son école, éditions Vrin 2016.
2 – Paul Ricœur : Éthique et Politique, in Les cahiers du christianisme social n°5, 1985, pages 58-70.
3 – Paul Ricœur : L’unique et le singulier Entretien avec Edmond Blattchen Alice – Éditions, Bruxelles, 1999 p. 70.
4 – Paul Ricœur : Entretien avec François Ewald in Magazine littéraire n°390 septembre 2000, page 25.
5 – Paul Ricœur : Entretien avec Frédéric Lenoir publié dans L’Express du 23.07.1998.6 – Jean-Philippe Pierron : op.cit.