Imre Kertesz, l’Européen
Avec Imre Kertész, écrivain hongrois prix Nobel de littérature en 2002, disparaît non seulement un grand romancier mais un témoin exceptionnel de l’aventure européenne. Ce juif athée, survivant des camps de la mort, se définissait comme « un survivant qui a essayé de survivre à sa survie ». Né en 1929 dans une famille juive de Budapest, il est déporté à Auschwitz à l’âge de 15 ans, en 1944, et libéré du camp de Buchenwald en 1945.
Toute son œuvre sera marquée par l’expérience de l’Holocauste. Un de ses livres les plus forts intitulé Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas1 reprend la prière juive pour les morts à l’attention de l’enfant auquel il n’a jamais voulu donner naissance dans un monde dominé par la tragédie concentrationnaire.
Lors de son discours du 10 décembre 2002 à Stockholm pour la réception du prix Nobel, il déclarait ceci : « Je n’ai jamais eu la tentation de considérer les questions relatives à l’Holocauste comme un conflit inextricable entre les Allemands et les Juifs ; je n’ai jamais cru que c’était l’un des chapitres du martyre juif qui succède logiquement aux épreuves précédentes ; je n’y ai jamais vu un déraillement soudain de l’histoire, un pogrome d’une ampleur plus importante que les autres ou encore les conditions de la fondation d’un État juif. Dans l’Holocauste, j’ai découvert la condition humaine, le terminus d’une grande aventure où les Européens sont arrivés au bout de deux mille ans de culture et de morale ».
L’académicien suédois Horace Engdahl qui a œuvré pour l’attribution de son prix Nobel a déclaré : « Sa disparition est une perte particulièrement amère, alors que vacille actuellement l’identité européenne »2. À l’heure où des vagues de migrants s’échouent sur les frontières de l’Europe ou se noient dans la Méditerranée, comment ne pas entendre les propos de Kertész notés dans son Journal tenu entre 1991 et 1995 : « L’Europe décrépite se réveille angoissée : elle a atteint le prétendu but qu’elle a ressassé pendant des décennies et à présent elle veille activement à repousser tout ce qui lui demanderait réflexion, renouvellement, créativité. L’Europe ressemble au vieil avare qui pendant le quart d’heure américain frappe de sa canne la jeune fille qui l’invite à danser car il ne peut s’empêcher de penser qu’on en veut à son argent. La mesquinerie de ce monde respire l’approche de la sclérose et la prescience de son propre enterrement »3. Et il ajoute : « L’Europe occidentale a choisi une stratégie de défense, avec ses policiers placés à l’est. Mais nul ne se pose la question de savoir ce qui, hormis l’argent, est véritablement défendu (la culture occidentale qui n’existe plus depuis longtemps, peut-être ?), et le style de cette défense, plus précisément ses moyens, causent plus de dommages aux vestiges de la démocratie occidentale qu’ils ne la défendent efficacement ? »4.
Pour Kertész, il n’y aura d’avenir européen que par la prise de responsabilité de chaque citoyen : « Il y a une chose que je sais parfaitement : une civilisation qui ne définit pas clairement ses valeurs ou qui abandonne les valeurs qu’elle prône s’engage sur la voie du dépérissement et de l’anéantissement (…). Permettez-moi de citer les paroles du grand théologien Rudolf Bultmann : « C’est toujours chaque instant présent qui contient la signification de ton histoire. Or tu ne peux regarder cette histoire en spectateur, tu dois l’envisager à partir de tes décisions, à partir de tes responsabilités »5.
Bernard Ginisty
1 – Imre Kertesz : Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, éditions Actes Sud, 2014.
2 – Cité dans le journal La Croix du 1er avril 2016 : « Imre Kertész, l’espoir d’un grand européen », page 16.
3 – Imre Kertesz : Un autre. Chronique d’une métamorphose, éditions Actes Sud, 1999, page 38-39.
4 – Id. page 141.
5 – Imre Kertesz : L’Holocauste comme culture, éditions Actes Sud, 2009, pages 135-136.