Faut-il reconnaître un "droit au blasphème" ?
Des attaques sanglantes qui ont notamment frappé Charlie Hebdo à la publication la semaine dernière d'un nouveau numéro du journal représentant Mahomet en Une, le débat sur la liberté d'expression a peu à peu évolué en questions autour d'un « droit au blasphème ». Une interrogation que ni les éditorialistes de la presse chrétienne ni la « cathosphère » ne pouvaient évidemment laisser de côté.
Comme l'ont rappelé la plupart des commentateurs, le blasphème en France n'est pas considéré comme un délit (sauf en Alsace-Moselle… mais pour combien de temps ?).
Pour autant, la revendication de la reconnaissance d'un « droit » a fait bondir le journaliste René Poujol, qui s'inscrit en faux sur son blog : « Quelle urgence y a-t-il à vouloir blinder, par la loi, une liberté qui, à ce jour, est garantie à tout citoyen et n’est susceptible d’aucun recours devant les tribunaux ? Le blasphème, dans notre société laïque, est reconnu comme étant une liberté et doit le rester. Mais au nom même de la démocratie nous devons résister à la tentation de vouloir en faire un droit. Faudra-t-il décréter demain un droit d’aller et de venir, de boire et de manger, le droit de rire, celui d’aimer ? »
Pour lui, il s'agit d'abord de ne pas entretenir « l’amalgame entre liberté d’expression, comme principe constitutionnel, et droit au blasphème comme mode d’expression spécifique de l’un des titres de la presse nationale ». Le journaliste s'interroge d'ailleurs : « L’enseignement d’une morale laïque à l’école doit-il s’affranchir du lien nécessaire entre liberté et responsabilité ? »
« La tentation de dire le Bien par la loi »
Cette dernière interrogation fait écho à la réflexion du blogueur Koz (par ailleurs avocat), qui appelle à « ne pas confondre le légal et le moral » : « Notre société devrait prendre bien garde à ce basculement : lorsqu’il n’y a plus de valeurs communes, de morale commune, de décence commune, vient la tentation de dire le Bien par la loi. C’est là que, pour la peine, notre liberté est atteinte : quand enfle la loi et que le Bien devient obligatoire. »
Koz souligne également qu'il serait faux de considérer « que nous n’avons d’autre limite à notre expression que légale ». « C’est une conception singulière car, chaque jour – à part ceux qui n’ont pas de manières et qui camouflent leur grossièreté sous le beau nom de franchise – nous nous retenons, par crainte, par politesse, par amitié. Parce que nous ne voulons pas blesser l’autre, nous ne lui disons pas tout, alors même que nous sommes libres de le faire. Et personne ne songe à y voir une insupportable restriction à sa liberté d’expression. »
« Régime particulier » pour les religions ?
Quant à Isabelle de Gaulmyn, chef du service web de La Croix, elle s'amuse d'observer « un certain paradoxe à voir ceux qui refusent – à juste titre – de parler de délit de blasphème, revendiquer un droit spécifique à critiquer et moquer les religions. Cela revient à dire une chose et son contraire : si le blasphème n’existe pas comme délit dans le droit français, comment peut-il y avoir un “droit au blasphème” ! » « Drôle de glissement, ajoute-t-elle, qui sous prétexte de ne pas reconnaître un traitement de faveur aux religions, leur inflige un régime particulier, et qui protégerait l’injure au prétexte qu’elle concerne le religieux. »
Et au-delà du contexte français, Jean-Pierre Denis, directeur de la rédaction de La Vie, insiste lui aussi dans son éditorial de cette semaine sur la question de la responsabilité, en évoquant notamment les émeutes qui ont eu lieu dans le monde, notamment au Niger. « Nul ne le contestera, écrit-t-il : l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée par l’Onu en 1948 a bien un caractère absolu : "Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression (...)" Toutefois, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (le texte de 1789, qui a force constitutionnelle) montre clairement qu’il n’y a jamais de droits sans bornes. Citons le célèbre adage de l’article 4 : "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui." Trouver et apprécier l’équilibre n’a rien de facile. Mais à l’aune des événements de ces derniers jours, on ne peut qu’en appeler au sens des responsabilités ».
« Se méfier d'un retour du sacré »
Cette modulation « morale » de la liberté de blasphémer ne va-t-elle pas dans le sens de ce que souligne Jean-Claude Guillebaud dans son bloc-notes hebdomadaire ? L'écrivain cite ainsi une phrase attribuée à l’avocat de Charlie Hebdo, Richard Malka : « Le droit au blasphème est sacré », et souligne qu'il semble bien devenu ces dernières semaines « blasphématoire d’émettre la moindre critique à l’endroit d’un Charlie devenu icône. Bien rares furent les médias qui acceptèrent de relayer une seule critique, fût-elle raisonnable, à l’endroit de l’hebdo satirique ».
Et Jean-Claude Guillebaud de conclure : « Les caricaturistes survivants, comme les chrétiens que nous sommes devenus, devraient se méfier conjointement d’un retour du sacré. Soutenir lucidement le nouvel hebdo sacralisé, c’est – aussi – le critiquer quand cela le mérite, quitte à blasphémer en prenant au mot sa vulgate ».
Aymeric Christensen
Pour lavie.fr