Être homme, c'est précisément être responsable…
… C'est connaître la honte en face d'une misère qui ne semblait pas dépendre de soi.
C'est être fier d'une victoire que les camarades ont remportée.
C'est sentir, en posant sa pierre, que l'on contribue à bâtir le monde…
Antoine de Saint-Exupéry In Terre des Hommes.
L’éthique est à l’ordre du jour. Devant l’échec des promesses non tenues ou des crises qui n’en finissent pas, beaucoup d’hommes politiques changent de registre et passent de l’analyse des problèmes économiques et sociaux à l’exhortation des citoyens à la vertu. Par ailleurs, les comités d’éthique sont désormais institutionnalisés dans quantité de d’entreprises ou d’institutions. Peut-être conviendrait-il de réfléchir pour savoir si cet appel à l’éthique signifie un réel changement de paradigme pour la compréhension de la vie des hommes en société ou l’aveu indirect d’une impuissance à assumer leurs responsabilités.
Emmanuel Levinas, a placé l’éthique au cœur de ses réflexions. Pour lui, elle n’est pas une science qui permettrait de classer les personnes pour les gérer au nom d’un savoir supérieur du bien et du mal dont la Bible nous dit que la volonté de le maîtriser fut le « péché d’origine » de l’humanité. Invité à débattre sur sa conception de l’éthique à l’Université de Leyde, aux Pays-Bas, il s’exprimait ainsi : « On m’a conduit un jour à Louvain dans une maison d’étudiants où je me suis trouvé entouré d’étudiants Sud-Américains, presque tous prêtres, mais surtout préoccupés de la situation en Amérique du Sud. (…) Ils m’interrogeaient, non sans ironie : où aurais-je rencontré le Même préoccupé de l’Autre ? J’ai répondu : au moins ici. Ici, dans ce groupe d’étudiants, d’intellectuels qui auraient très bien pu s’occuper de leur perfection intérieure et qui cependant n’avaient d’autres sujets de conversation que la crise des masses de l’Amérique latine. (...) L’éthique, c’est lorsque non seulement je ne thématise pas autrui ; c'est lorsque autrui m’obsède ou me met en question. Mettre en question, ce n’est pas attendre que je réponde ; il ne s’agit pas de faire réponse, mais de se retrouver responsable » 1.
L’éthique n’est donc pas le petit manuel du principe de précaution adapté aux différents secteurs de la vie sociale. Elle n’est pas un jugement porté sur les personnes, mais un appel à la responsabilité. Ceci signifie que les turpitudes privées et publiques que ne cessent de mettre en scène les médias pour flatter le goût du spectacle sont d’abord un appel à ma responsabilité.
Si jugement il y a, c’est celui de « la fin de temps » qu’évoque l’évangéliste Matthieu 2. Ce jugement ne porte pas sur le nombre d’adhérents aux Églises, les subtils états d’âme atteints ou la fraternité abstraite des grandes idéologies. Mais sur ces gestes fondateurs de tout commencement d’humanité : nourrir l’affamé, vêtir celui qui est nu, accueillir l’étranger, visiter le malade et le prisonnier. C’est dans l’humus de cette quotidienneté, que s’ouvre le chemin de la responsabilité par laquelle chaque être humain accède aux convictions qui structurent son humanité comme l’écrit Paul Ricœur : « La conviction est la réplique à la crise : ma place m’est assignée, la hiérarchisation des préférences m’oblige, l’intolérable me transforme, de fuyard ou de spectateur désintéressé, en homme de conviction qui découvre en créant et crée en découvrant » 3.
Bernard Ginisty
1 – Emmanuel Levinas : De Dieu qui vient à l’idée, Éditions Vrin, 1986, pages 131 et 156.
2 – Évangile de Matthieu 18,1-5.
3 – Paul Ricœur : Préface à l’ouvrage d’Emmanuel Mounier Écrits sur le personnalisme, Éditions du Seuil, 2000, page 12.