Foi et action politique
Le hasard d’un rangement de dossiers de documentation m’a remis sous les yeux un entretien de Jacques Delors accordé, il y a 10 ans, au mensuel chrétien de spiritualité Panorama 1.
Au moment où, à travers le monde, des extrémistes manipulent le sens religieux au profit de leurs intérêts politiques, Jacques Delors nous donne une analyse
stimulante des rapports entre foi et action politique qui me paraissent toujours d’une grande actualité.
Celui qui fut pendant dix ans Président de la Commission européenne dit son agacement de voir les journalistes lui accoler le titre de catholique. « Je demeure allergique à toute affirmation publique de mes convictions religieuses et à tout lien avec ce que je pense et ce que je fais dans le domaine politique ». Il ajoute : « en ce qui concerne le domaine de la politique, on ne peut prétendre, au nom du Christ, distinguer ceux qui ont raison et ceux qui ont tort. Ou pire encore, les bons et les mauvais ». Le Mouvement Vie Nouvelle à qui, dit-il, il « doit beaucoup, sinon tout », lui a appris que l’unité se fait au niveau de chaque personne et non dans l’instrumentalisation réciproque du religieux et du politique.
Cette foi chrétienne, qui l’empêche de souscrire aux croisades meurtrières aussi bien des néoconservateurs américains que des intégrismes des différentes religions, lui a également évité de tomber dans les impasses d’une certaine gauche qui ne voit le mal que dans les structures. « Aux yeux de certains, dit-il,le monde ouvrier était porteur de l’avenir de l’homme, d’une société débarrassée de toute aliénation. Si je n’avais pas été catholique, peut-être aurais-je été tenté par cette conception, qui était presque une religion. Mais, pour moi, Dieu laisse à l’homme sa liberté. J’avais en tête cette pensée d’Emmanuel Mounier : l’homme renouvelle perpétuellement la figure de ses aliénations. Donc, je n’ai jamais cru que l’homme n’était conditionné que par des structures économiques et sociales, et qu’il suffirait de les changer pour voir naître un homme nouveau. Et je suis un des rares, à gauche, à ne pas y avoir cru ».
Jacques Delors définit ainsi la pratique de l’art politique comme résistance à deux tentations totalitaires.
L’une prétend justifier l’action politique et militaire au nom de la Bible, du Coran ou de tout autre texte sacré réduit au statut de fournisseur de certitudes pour les hommes de pouvoir. C’est la dérive des fondamentalismes meurtriers qui sont, hélas, toujours d’actualité. L’autre voit la source de l’aliénation dans des systèmes économiques extérieurs à l’homme qu’il suffirait de changer. Elle a conduit à l’échec des régimes communistes.
Ces deux tentations, en apparence opposées, ont en commun de refuser de voir que le bien et le mal traversent chacun d’entre nous. Les hommes de pouvoir s’identifient alors au bien et projettent le mal sur des boucs émissaires qu’il faut éliminer. Ils peuvent alors se lancer, sans trop d’état d’âme, dans des violences baptisées guerre sainte ou lutte contre l’empire du mal ou l’ennemi de classe.
Contre ce simplisme mortifère, Jacques Delors nous invite à travailler pour l’avènement d’une société démocratique plurielle et, reprenant le propos d’Emmanuel Mounier, à rester lucide sur nos capacités « à renouveler sans cesse la figure de nos aliénations »
Bernard Ginisty
1 – Jacques Delors : Je ne connais rien de plus humain que la foi chrétienne. Entretien publié dans Panorama n° 403, octobre 2004.