Le crime de Boualem Sansal

Publié le par Garrigues et Sentiers

Le crime de Boualem Sansal

Boualem Sansal a été arrêté par les Services de Sécurité Algériens le 16 novembre 2024 à sa descente d’avion alors qu’il retournait en Algérie, son pays natal où il réside.

Cet écrivain francophone, auteur de romans à succès, était en grand danger d’arrestation et le président français, lui-même, était intervenu pour lui octroyer la nationalité française comme un moyen de protection pour sa sécurité personnelle. S’il a pu bénéficier dans les premiers jours qui ont suivi son arrestation de l’assistance d’un avocat, du motif de son arrêt (1), depuis la fin novembre il a disparu dans l’enfer des prisons algériennes, son avocat n’a plus le droit de le voir ni de correspondre avec lui. Tout nous porte à croire que Boualem Sansal risque la mort. À supposer qu’il fasse l’objet de tractations diplomatiques entre la France et l’Algérie nous pensons que ces tractations n’auront d’autres buts que de se venger et d’humilier la France qui assure la protection des écrivains algériens dissidents !

Mais quel crime a donc commis Boualem Sansal pour être mis à mort par le régime algérien ?

Boualem Sansal, écrivain algérien francophone né le 15 Octobre 1949 s’est fait un nom dans la littérature francophone (2). Il décrit la situation de l’Algérie actuelle dont il connaît les rouages de l’état pour avoir pendant des années travaillé comme haut fonctionnaire. Il analyse la corruption, la mainmise du FLN sur l’ensemble du régime, ses dérives mafieuses. Il réfute le lien de causalité entre la colonisation française et la situation de misère sociale et d’injustice de son pays, au fondement de l’idéologie du régime.

Un autre écrivain francophone algérien présente de nombreuses similitudes avec Boualem Sansal : Kamel Daoud qui a reçu pour son roman « Houris » le prix Goncourt 2024, algérien, il vit en France et dans son dernier roman relate la guerre civile algérienne qui a ravagé le pays entre 1990 et 2000. Il est lui-même sous le coup d’une condamnation pénale.

Ces deux écrivains sont condamnables en vertu de la Charte nationale pour la paix et la réconciliation nationale dont Kamel Daoud nous donne à lire l’article 46 dès la page de garde de son roman « Houris » (3).

Au-delà des arguties juridiques, déchiffrons les véritables enjeux de ces condamnations qui dans le contexte du régime autoritaire algérien ont valeur de mise à mort.

Ces deux écrivains incarnent l’affrontement de deux récits : le récit national du FLN et le récit du peuple, celui qui a vécu et qui a souffert de la tragédie de la guerre civile.

L’idéologie du FLN met en valeur et célèbre en permanence la guerre de libération nationale contre la France, pays colonisateur, qui s’est terminée par l’indépendance de l’Algérie. Toutes les oppositions critiques sur la situation économique, sociale actuelle de l’Algérie sont argumentées comme les conséquences de la colonisation française.  Ce récit omniprésent dans la sphère nationale est commémoré en permanence : à l’aide de cérémonies, du rappel des dates des victoires, de leurs héros et symbolisées par des monuments.

Le récit de la guerre civile du peuple, lui, est effacé, interdit. Interdite la fiction romanesque ou fantastique des écrivains pour rendre la mémoire d’une guerre civile meurtrière 200.000 morts, chiffre le plus plausible, combien de blessés ? et un nombre incalculable de personnes traumatisées par les horreurs des décapitations, démembrements, tortures qui ont valu aux djihadistes du FIS le surnom « d’égorgeurs ».

L’importance qu’ont prises dans la mémoire collective les tortures, les décapitations, les mutilations est inversement proportionnelle à la volonté des dirigeants d’interdire et d’effacer des mémoires la vérité sur toutes les exactions commises et d’empêcher leurs jugements. L’enjeu des deux récits concerne la vérité de ce qui s’est déroulé sur dix années.

Au lendemain des élections en 1991 où le FIS a été grand gagnant en portant un projet politique islamiste, le FLN refuse cette victoire, les militants du FIS prennent le maquis ; il s’ensuivra une guerre terrible de 10 années où la cruauté répondra à la cruauté entre les djihadistes et l’armée algérienne. Les populations civiles seront prises en étau entre ces deux forces et paieront les frais physiques, moraux, matériels de ce combat.

Cette guerre civile consiste en une suite de massacres dont on ne voit sortir aucun vainqueur, quand Abdelaziz Bouteflika décrète après négociations avec le FIS et l’Armée l’arrêt des combats en promulguant la loi de la Concorde civile le 13 Juillet 1999, qu’il complète par la Charte pour la paix et la réconciliation nationale en 2006.

Les dix années de guerre civile représentent « La Décennie Noire » et de fait l’action politique de Bouteflika, si elle aboutit bien à un arrêt des combats auquel aspirent toutes les populations de toutes les régions de l’Algérie (4), elle développe l’objectif de jeter un voile sur ces années, d'enfoncer cette période dans l’oubli avec l’amnistie des responsables des crimes, mutilations, viols. Les victimes se voient refuser le droit de porter plainte, les bourreaux rentrent dans leurs villages sans être inquiétés, et les enquêtes sont arrêtées, ce qui a le grand avantage de dissimuler les responsables des massacres, soit des djihadistes, soit des militaires, ils sont d’autant plus difficilement identifiables que les Services de Sécurité algériens ont infiltré des maquis de djihadistes. Le gouvernement s’amnistie lui-même, les pires horreurs restent sans jugements et donc sans condamnations, inutile d’évoquer la réparation des victimes…

Il est interdit en Algérie de témoigner sur cette guerre, la loi punit sévèrement toute information sur le sujet, c’est un délit qui est défini comme une atteinte à l’état.

Si dans un premier temps le peuple algérien pousse un soupir de soulagement devant l’arrêt des exactions, il va progressivement comprendre qu’il a été berné d’autant plus que dans les villages, les bourreaux revenus du maquis et les victimes cohabitent et se reconnaissent mutuellement.

Pour comprendre à quel point la loi de la Concorde nationale et la Charte pour la paix et la réconciliation nationale représentent une forfaiture, il suffit d’en comparer l’esprit et la méthode avec la création en Afrique du Sud de la Commission de la Vérité et de la Réconciliation présidée par Desmond Tutu qui s’est avérée une expérience collective de Justice Restaurative.

Si l’objectif de vérité est tragiquement abandonné par Bouteflika, en Afrique du Sud la Vérité est l’objectif principal, car sans vérité pas de réconciliation possible ; les personnes qui demandent l’amnistie, au total 7.112 personnes, doivent être auditionnées publiquement, leurs confessions sont filmées, diffusées sur les télévisions du pays. La commission n’accordera que 879 amnisties après aveux complets des bourreaux, confrontation avec leurs victimes, demandes de pardon !! L’authenticité des aveux crée des tensions bouleversantes et lors d’une de ces séances devant les horreurs rendues Desmond Tutu s’évanouira.

Si le travail de la Commission Vérité et Réconciliation touche des limites, (elle n’arrive pas à mettre en cause les services de la Sûreté), elle aboutit à un véritable processus de réconciliation nationale et enclenche une nouvelle dynamique politique. Rien de tel en Algérie où les divers courants islamistes prospèrent toujours avec la complicité du FLN dans un climat mafieux dont Boualem Sansal rend compte avec justesse dans ses romans.

Le crime de Boualem Sansal dans ce contexte d’interdits et de chape de plomb sur l’histoire récente de l’Algérie est d’engager un chemin de vérité, l’Algérie telle quelle se révèle dans le miroir de ses fictions romanesques. Ce chemin est emprunté à son tour par Kamel Daoud dont le roman « Houris » est une mémoire de la guerre civile.

Dans un régime autoritaire dire la vérité est synonyme de condamnation à mort : Kamel Daoud s’est réfugié en France mais Boualem Sansal a continué jusqu’à son arrestation à l’aéroport d’Alger ses allers-retours entre la France et l’Algérie. À ceux qui lui faisaient remarquer que son arrestation devenait de plus en plus probable il rétorquait : « Je sais que je peux être arrêté et en mourir, mais c’est mon choix !».

Boualem Sansal par son comportement rejoint-il la cohorte des Serviteurs Souffrants du Deutéro-Isaïe, ces hommes ou ces femmes au service d’un Dieu de Justice, et même si Boualem ne croit pas en Dieu il se met au service de la Vérité, persuadé qu’il s’agit de la seule voie politique pour son pays ? C’est un homme doux, pacifique, dont le regard derrière ses lunettes rayonne d’humanité, il rejoint avec courage et lucidité les cohortes des victimes du régime algérien et des islamistes.

Boualem Sansal a très peu de chances de sortir vivant de l’enfer des prisons algériennes, mais même s’il meurt, sa vie et son œuvre ouvrent la voie d’une renaissance pour un pays qu’il aime à en mourir !

Christiane Giraud Barra

(1) Officiellement pour terrorisme « atteintes à l’intégrité territoriale et à l’unité nationale », il a tenu des propos reconnaissant la légitimité du Maroc sur des territoires  du Sahara disputés entre le Maroc et l’Algérie.

(2) Œuvres de Boualem Sansal : 2084 - Le serment des Barbares - Le village de l’allemand…

(3) En page de garde du livre Houris de Kamel Daoud :
Aux victimes oubliées de la guerre civile algérienne.
Art 46 de la charte pour la paix et la réconciliation nationale :
Est puni d’un emprisonnement de trois à cinq ans et d’une amende de 250.000 à 500.000 DA quiconque qui par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’Etat, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international.
Les poursuites pénales sont engagées d’office par le ministère public.
En cas de récidive, la peine prévue au présent article est portée au double.

(4) Arrêt confirmé par un référendum qui a largement approuvé la loi de la Concorde civile.

 

Publié dans Réflexions en chemin

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