Jésus, une figure midrashique ?
Pour qui a eu l’occasion de lire les brochures du père Raymond Brown, A Coming Christ in Advent (1), il n’est pas difficile de comprendre que les évangiles de l’enfance sont des élaborations midrashiques qui anticipent la passion et la résurrection. À l’autre extrémité, les récits de la résurrection sont tellement différents selon les évangélistes que le lecteur qui est disposé à le faire peut les lire comme d’autres développements midrashiques (ou théologiques – si l’on est étranger à la littérature juive). Des femmes qui partent faire la toilette mortuaire d’un homme et qui savent qu’une pierre bloque l’entrée du tombeau, cela fait beaucoup d’invraisemblances.
Si l’on est quelque peu familier du scénario du Serviteur souffrant il n’est pas difficile de faire le lien entre le récit de la Passion et Isaïe 52-53. Dans un article extrêmement fouillé, Paul Beauchamp montrait que ce scénario du Serviteur souffrant était en fait un leitmotiv qui courait dans les quatre évangiles et la conversion de Paul (il pointait du doigt l’incompréhension des disciples, les brebis sans berger, le ‘pourquoi me persécutes-tu ?’) (2).
Les livres de Bernard Dubourg ne sont pas d’un abord attirant. Son insistance sur la guématria et son obstination à montrer que Jésus et Paul n’ont pas existé peuvent irriter mais on ne peut se contenter de balayer d’un revers de main l’idée que les évangiles se comprennent mieux à partir un substrat hébraïque. Et puis, il aura au moins un disciple en la personne de Sandrick Le Maguer.
Mais c’est Maurice Mergui qui me mettra la puce à l’oreille en proposant une autre lecture d’épisodes évangéliques que nous acceptons parce que nous les avons découverts, enfants, mais qui, à la réflexion, sont totalement invraisemblables. Comment continuer de lire naïvement l’histoire du paralytique que l’on fait entrer par le toit lorsqu’on a pris connaissance du décodage qu’en propose l’auteur d’Un étranger sur le toit (3) ? En seul à seul, un prêtre me donnera raison mais, une fois en chaire, il y a peu de chance pour qu’il évoque la notion de midrash.
Voulant en avoir le cœur net j’interrogeais un membre de l’Association Catholique Française pour l’Étude de la Bible. Pourquoi ne pouvait-on pas trouver de recension critique des livres de Dubourg, Le Maguer, Mergui sur le site de Bible et Service ? Ce travail ne mène à rien, me fut-il répondu. La réponse me parut d’autant plus mal venue que les recherches de Daniel Boyarin sur la naissance du christianisme en tant que religion avaient droit de cité dans l’Église catholique alors qu’elles ébranlaient un certain nombre de fondamentaux.
Tout cela pour dire que le jour où j’ai découvert le livre de Nanine Charbonnel sur Jésus-Christ (4) une grande partie des énigmes du Nouveau Testament m’a semblé s’éclaircir. Enfin Paul Beauchamp côtoyait Maurice Mergui, Armand Abécassis et Marie Vidal n’étaient plus voués aux gémonies, l’œuvre de Dubourg faisait l’objet de réserves mais n’était pas mise à l’index. Préfacé par Thomas Römer, Jésus-Christ, sublime figure de papier, est à la fois un travail universitaire et une œuvre spirituelle. Il s’appuie sur une chaîne de penseurs classiques et modernes. Ce grand livre devrait marquer un tournant dans l’approche du Nouveau Testament. Alors que les exégètes se consacrent davantage à l’étude de la Bible hébraïque (domaine où la liberté est plus grande ?), Nanine Charbonnel ne fait rien de moins que de nous ouvrir les Écritures, du moins les récits évangéliques.
Seule réserve : j’aurais aimé une note de bas de page sur l’approche narrative. L’analyse narrative d’un André Wénin, par exemple, pour qui la réalité des faits est hors-champ, est sans doute moins ambitieuse que la démarche de l’auteure qui se prononce sur le statut du récit (présenter une fiction comme une réalité accomplie). C’est tout de même un pas dans la bonne direction. L’ouvrage de Robert Alter, L’Art du Récit biblique (5), est cité. Ne pourrait-on pas envisager de parler de Jésus-Christ, sublime personnage biblique (ou midrashique) ? Les personnages de Jules César ou de Richard III que Shakespeare nous propose ne sont-ils que des personnages de papier ? En parlant ainsi de cette figure censée incarner le peuple juif et qui a contribué à la construction de l’identité narrative de tant d’hommes, ne la réduisons-nous pas à n’être qu’une chimère, ce que les Anglais appellent « a figment of our imagination » ? Tout le livre, bien heureusement, montre qu’il n’en est rien.
Jean Kalman
(1) R. E. BROWN, A Coming Christ in Advent: Essays on the Gospel Narratives Preparing for the Birth of Jesus : Matthew 1 & Luke 1, Liturgical Press, 1988
(2) P. BEAUCHAMP, « Lecture et relectures du Quatrième chant du Serviteur : d’Isaïe à Jean », dans The book of Isaïah. Le livre d'Isaïe, Journées bibliques, Leuven University Press, Coll. Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium n°LXXXI, Louvain, p. 325-355.
(2) M. MERGUI, Un étranger sur le toit. Les sources midrashiques des Evangiles, éd. Nouveaux savoirs. Paris, Septembre 2003.
(4) N. CHARBONNEL, Jésus-Christ, sublime figure de papier, éd. Berg International, Paris, 2017.
(5) R. ALTER, L'art du récit biblique. Traduit de l'anglais par P. Lebeau et J.-P. Sonnet (coll. Le livre et le rouleau , 4), Bruxelles, éd. Lessius, 1999.