« L’Enfer est vide, tous les démons sont ici »
(La Tempête de W. Shakespeare)
Attentat de Nice : l’horreur absolue. Écraser une foule, passer sur les corps, et continuer, continuer, cela jusqu’à sa propre mort… Quelle haine peut-elle mener jusque là ? Quel désespoir, aussi ?
Il s’agit bien de haine et il faut voir ce qui peut engendrer de tels sentiments, même si nous sommes bien incapables de comprendre comment elle peut monter à un tel degré.
Le monde politique vit dans le mensonge organisé. « Les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent » a-t-il été dit ! Jusqu’au discours récent du Président assurant qu’il avait tenu toutes ses promesses... Qu’il n’ait pas pu les tenir, ou qu’il n’ait pas voulu, c’est une question à discuter, mais affirmer qu’il les a tenues manifeste un mépris confondant de son auditoire, nous !
Quand les électeurs de droite de Levallois (ce n’est qu’un exemple) se sont vu proposer uniquement la candidature de Balkany pendant des lustres malgré toutes ses « casseroles » et s’entendre dire qu’ils l’ont donc choisi, on comprend leur colère, redoublée par la suffisance et l’ironie du personnage : « vous n’avez pas eu le choix, vous voterez pour moi tant que je le voudrai ». Quand un « non » à un referendum est tourné en « oui » par le Parlement, ce dernier nous expliquant que nous n’avions pas bien compris, on comprend la colère des nonnistes. L’absence de démocratie dépasse toutes ces palinodies électorales, c’est dans tous les domaines qu’elle est bafouée sous prétexte d’être garantie par le vote.
Le monde économique et financier a instauré une société dans laquelle les inégalités criantes sont considérées comme « naturelles ». Récemment des « experts » trouvaient abusif le salaire d’un PDG américain s’élevant à 150 millions de dollars, mais qu’à part ces quelques cas tout allait bien. Il fallait bien récompenser les performances. Monsieur Ghosn mérite son salaire si Renault se porte bien… ! Et on oublie que les ouvriers, jusqu’aux balayeurs, sont partie prenante des résultats. Mais ils ne comptent pas. Il est « bien évident » que ce sont les hauts dirigeants qui comptent, et si on ne les récompense pas ils partiront, ce sera notre malheur.
Ces évidences manifestent un mépris du travail de tous, un mépris des conditions de vie des plus pauvres. 90 % de la population est priée de « s’adapter ». On détricote le droit du travail, ceux qui y sont attachés sont « ringards » et « n’ont rien compris au monde moderne ». La question n’est pas de savoir s’il faut rénover, rediscuter, moderniser, là-dessus justement le débat politique serait nécessaire. La question est de passer sous les fourches caudines des puissants, ceux qui s’opposent sont des has been. Il faut accepter la précarité qui, comme l’expliquait un dirigeant, est dans la nature de l’homme. Comme si la précarité d’un Rmiste était comparable à celle d’un dirigeant ! Ce discours auto-satisfait qui coule à longueur de journées est le plus bel exemple du mépris dans lequel est pris l’ensemble du peuple.
Comment ne pas être en colère, dans un tel monde ? Comment rester civilisé, civil dans les relations ? Le peuple courbera-t-il toujours son échine devant ceux qui le dominent ? Il est vrai que la modernisation des forces de Police et de l’Armée protège nos dirigeants, mais cela va-t-il durer ? Ce sont des aveugles volontaires, mais des aveugles tout de même, qui nient la réalité. On dit qu’ils sont coupés du monde, il semble surtout qu’ils ignorent son existence. Et leur attitude exacerbe les tensions, particulièrement dans ce qu’on appelle les « quartiers », ou envers les migrants.
L’échec de l’École dans les quartiers populaires est patent. Il a quantité de raisons, en-dessous il y a l’absence de volonté de faire le nécessaire pour que l’École soit ce qu’elle était autrefois, c’est-à-dire un instrument de promotion. Les efforts vont vers Polytechnique ou Sciences-Po (ou d’autres), pour le peuple ce n’est pas la peine. Un seul exemple : on met dans les quartiers difficiles, auprès des populations les plus éloignées de notre culture, les enseignants débutants. Tout ne vient pas de là, mais ceci est un signe très clair. À l’abandon de l’École répond l’abandon culturel. Où se trouvent les cinémas, les théâtres ? La coupure des subventions rend nombre de fondations culturelles ou expositions, de spectacles, hors de portée de la plupart. La culture devient produit comme les autres, destiné aux plus fortunés. Qu’est devenue la culture populaire chère à Jean Villard ? Les associations s’efforcent de la faire vivre, elles sont les premières à se voir couper les vivres, à se faire reprocher de prendre de l’argent pour se servir ! Celles qui essayent dans ce contexte de faire vivre ces quartiers, de les animer, d’aider les enfants par du soutien scolaire, de créer des événements culturels, de soutenir les gens dans leur vie quotidienne, sont de plus en plus étranglées financièrement, encensées juste un peu avant chaque élection.
Parallèlement l’État se désengage, on compte sur les bénévoles pour suppléer les travailleurs sociaux et autres intervenants institutionnels. À cela s’ajoute la discrimination à l’emploi. Mohamed, de la cité X a bien peu de chances d’obtenir un CDD, quant à un CDI, il ne faut pas rêver. Et on vient d’apprendre que cela se passe même pour les emplois publics : ce n’est plus une question liée aux méchants petits patrons ! Alors Mohamed est en colère. Stigmatisé, vilipendé, rejeté, contrôlé sans cesse par une Police brutale et irrespectueuse, sans autre avenir que de vivre de petits boulots et du RSA, il se révolte. Mais la révolte est sans avenir non plus, alors il a la haine. Cette haine l’habite, nourrie par nos dirigeants, tous ces responsables irresponsables ; elle finit par s’étendre à tous ceux qui sont différents de lui, à tous ceux qui ne subissent pas autant que lui ces stigmatisations, qui n’habitent pas comme lui les quartiers déshérités. Et elle s’amplifie et peut mener n’importe où.
Étonnons-nous que certains en soient étonnés !
Quand on ne trouve pas de travail, pourquoi ne pas émigrer ? Bien des Français vont chercher fortune ailleurs ! Pourquoi restent-ils dans leur cul de basse fosse, pourquoi ne se prennent-ils pas en mains ? Les femmes philippines vont partout en Asie pour nourrir leurs familles, les ouvriers vont construire les stades du Qatar, etc. Effectivement certaines populations émigrent ainsi, mais outre que c’est bien souvent pour se trouver en esclavage, encore faut-il y voir un avenir ? Quant aux Français qui émigrent, ce sont ceux qui sont formés, qui voient des opportunités ailleurs, ils émigrent par le haut, ce qui est évidemment impossible aux laissés pour compte de nos quartiers déshérités. Que peuvent-ils proposer ? Depuis toujours ils se savent hors circuit. Et où est ailleurs ? Quand on est abandonné dans un pays comme la France on est au bout du chemin (du rouleau), que peut-on trouver plus loin ?
On constate que l’Europe (ou les pays dits du Nord) attire les migrants. C’est vers nous qu’ils viennent pour avoir un avenir ; nous sommes la destination finale. Quand on crève ailleurs, par balles ou de faim, on abandonne tout pour venir vers d’autres cieux. Le monde s’est fait de migrations. Et justement l’Europe prétend bloquer ce processus. On construit des murs, on « externalise », c’est-à-dire qu’on construit des processus pour empêcher les candidats à la migration de frapper à notre porte. On dépense sans compter dans Frontex qui est ainsi la source de revenus des passeurs et la cause des morts en Méditerranée (sans compter toutes les exactions que subissent les candidats à la migration tout au long de leur périple, mais on ferme pudiquement les yeux, qui d’entre nous sortirait vivant de tels parcours ? C’est inouï comme nous admettons les pires exactions pour les autres que nous ne voulons pas voir.)
Et à ceux qui ont traversé avec succès toutes ces épreuves, à nouveau nous opposons nos refus. Une fois arrivés ils subissent toutes sortes de discriminations. Comme disait un élu municipal d’Aix à propos des Roms, « à force de leur rendre la vie impossible, on peut espérer qu’ils repartiront ». Quand il s’agit des Roms, d’ailleurs, tout est possible, il n’y a aucune retenue dans les discours discriminants, de haine. On détruit toutes leurs affaires dans chaque expulsion, et sans état d’âme on recommence. Quel est le responsable qui accepte de voir vraiment leurs conditions de vie ? Comment peut-on supporter cela ? Mais « ce sont tous des voleurs », ou bien « ils n’ont qu’à ne pas être là, c’est leur faute » comme disait un sous-préfet. N’oublions pas que les habitants des quartiers abandonnés sont majoritairement des migrants de première, seconde ou troisième génération. Ces souffrances de la migration, de l’abandon sans retour de leur pays, de leurs biens, de leur société, cela les a menés dans l’impasse qu’ils subissent.
Et dans ce fond sans fond dans lequel ils se trouvent, on ajoute la discrimination, le mépris. Comment s’étonner de leur haine ? Cette haine les met à la merci de toutes les manipulations pour devenir une folie meurtrière. Certains se tapent la tête contre les murs, quelques-uns mettent en œuvre toute leur haine accumulée avant de finir dans le mur.
Ce monde, c’est le nôtre. Alors ? Que faire ? Attendre le prochain attentat ? Y a-t-il une solution ? Certains de ces damnés de la terre croient encore à un ciel qui les consolera, alors ils subissent en espérant une sortie... à travers leur mort. Religion opium du peuple, Marx avait raison. Mais ceux qui ne croient pas à un tel ciel solution de leurs malheurs où trouvent-ils une issue ? Ils la trouveront si nous nous retroussons les manches, si nous décidons de construire un autre monde. Nous ne pouvons plus nous résigner à ce monde politique totalement disqualifié, nous ne pouvons pas accepter ces discours économiques qui nous expliquent au nom du bon sens qu’il est normal que les uns se gavent et que les autres crèvent, nous ne pouvons pas accepter que la compétition soit l’alibi permettant de jeter ceux qui n’ont pas gagné, nous ne pouvons pas accepter tous ces discours discriminatoires.
Heureusement il y a encore beaucoup d’hommes et de femmes, et probablement la grande majorité, qui croient encore en l’humain. Il faut nous appuyer sur eux pour agir, il ne faut pas baisser les bras devant les difficultés qui entravent notre action pour un monde meilleur. Il y a beaucoup de moyens d’agir, et le premier, le plus simple, est peut-être de refuser tous les discours de haine, de discrimination. Nous n’allons pas gagner comme cela contre Daech, mais nous pouvons faire en sorte que les perdants de la société mondialisée soient reconnus, ne soient plus stigmatisés et voient ouvrir des portes qui remplacent les murs qui les enferment.
C’est à ce prix que la paix peut revenir, que la vie peut l’emporter.
C’est notre espérance.
Marc Durand