La laïcité, mère de la démocratie
Le mot « laïcité » dérive de l’adjectif laïque (parfois conservé sous la forme masculine laïc – qui a supplanté la forme populaire lai, laie, conservée dans des expressions comme frère lai, religieux non encore consacré). Il a été emprunté au latin d’église laïcus, transposé du grec ecclésiastique laïkós ; le mot et le concept sont présents dans toutes les langues romanes, l’anglais préférant secular et ses dérivés. Ce mot dérive du grec classique laós.
Laós s’oppose à la fois à éthnos (« groupe plus ou moins permanent d’individus, soldats, animaux » selon le Dictionnaire étymologique de la langue grecque de Pierre Chantraine), et à dêmos (« d’abord pays, territoire », probablement apparenté au verbe daíomai, partager, diviser). Emile Benveniste, dans son Vocabulaire des Institutions indo-européennes, écrit : « Il ressort… des exemples homériques que dêmos est un groupement d’hommes unis seulement par une condition sociale et non par un lien de parenté ou une appartenance de caractère politique ». « La particularité de laós (le terme s’emploie aussi souvent au pluriel qu’au singulier) est d’exprimer la relation personnelle d’un groupe d’hommes avec un chef… Laós est le nom du peuple en tant qu’il porte les armes. Le terme ne concerne ni les vieillards, ni les enfants, mais seulement les hommes d’âge viril ». Émile Benveniste ne cite même pas les femmes, tant il est évident qu’elles sont loin de cette affaire. L’étymologie du mot est inconnue.
On peut noter au passage que la Fête de la Fédération, qui commémorait un an plus tard la prise de la Bastille, et à laquelle on attribue si volontiers un rôle de garant du pacte républicain, n’était que le rassemblement des gardes nationales de chaque département, donc une revue d’hommes en armes.
Pierre Chantraine poursuit, à propos de laós : « dans le grec hellénistique et postérieur presque uniquement au pluriel laoí, « les gens » par opposition aux chefs, notamment en Égypte ; par opposition aux prêtres dans la Septante », la première traduction de la Bible en grec au IIIe siècle avant JC. De là dérive le sens en grec byzantin cité plus haut.
Dans le langage ecclésiastique, le mot s’oppose à klêrikós, latinisé en clericus, dérivé du substantif grec klêros, qui désigne le jeton de tirage au sort, puis le tirage au sort lui-même, puis une charge, fonction religieuse dans la mise en œuvre des liturgies publiques de la cité qui étaient attribuées par tirage au sort, la divinité étant censée exprimer ainsi son choix. Étrange continuité, des mouvements qui se déclarent à la pointe du progressisme veulent à présent y recourir pour contourner les marécages électoraux. Du participe clericatus, état de clerc, dérive le mot clergé, et de l’adjectif clericalis, évidemment, le mot clérical. Dans une époque où le savoir intellectuel était quasi uniquement aux mains des religieux, le mot « clerc » signifie aussi « savant ».
Le mot « laïque » a perdu à l’époque moderne ses connotations originelles, et s’est réduit à la définition qu’en donne Littré : « qui n’est ni ecclésiastique, ni religieux ». Définition négative donc, on l’a souvent souligné. La laïcité est définie par une exclusion et une séparation : « conception et organisation de la société fondée sur la séparation de l’Eglise et de l’État » (Larousse en ligne) ; « principe de séparation de la société civile et de la société religieuse » (CNRTL). Il va garder de cet emploi l’idée d’avoir attenté à une unité holistique antérieure. Il y aurait donc quelque part quelque chose qui forme un tout, et que la laïcité fractionne en se créant.
La laïcité implique que la garantie de l’ordre social ne soit pas déduite d’une volonté surnaturelle, s’exprimant généralement dans un ou des textes sacrés, et donc limitée en permanence, théoriquement par cette volonté, en pratique par les volontés humaines qui agissent en son nom. Peut-on définir la différence de cette situation de celle où on déduit la garantie de l’ordre social d’un corpus idéologique tout aussi intangible, mais nullement présenté comme d’origine surnaturelle (marxisme-léninisme, maoïsme, fascisme, nazisme…) ? On pourrait avancer que dans ce second cas on s’efforce en général de justifier rationnellement les principes de ces doctrines ; mais la différence est bien mince : les doctrines intégristes elles aussi se parent des plumes de la dialectique, et l’hypothèse du Dieu créateur façon Bible ou Coran, même déguisée sous la forme plus anodine de l’intelligent design, est étayée à grand coups d’arguments spécieux. Nous en conclurons qu’il faut verser dans le même sac tous les totalitarismes, et que la laïcité s’oppose aux dogmatismes qui croient au ciel comme à ceux qui n’y croient pas.
Nous sommes généralement convaincus que la raison à l’œuvre dans la connaissance doit régler la vie sociale ; mais les tenants de l’obscurantisme sont tout aussi convaincus qu’ils sont les seuls à raisonner droit sur de justes bases. Nous savons depuis Descartes que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, et un persifleur qu’un collègue me signalait récemment ajoutait : c’est pour cela que chacun en a si peu. Mais si l’on rejette le contrôle de la religion révélée sur la volonté humaine, si on rejette selon le même principe celui des corpus idéologiques, on confie la décision à la raison et à la conscience individuelle, car la conscience collective n’est qu’une métaphore. La laïcité aboutit ainsi à affirmer que chaque individu a le droit d’être maître chez soi, même s’il a tort ; donc de faire prévaloir sa volonté dans le cadre des limites découlant de la vie en société. Cette affirmation est à la base de la démocratie : la démocratie découle de la laïcité, et non l’inverse. La démocratie ne dépend donc pas de la valeur de chaque individu, au demeurant fort disparate et bien difficile à déterminer selon un critère objectif, mais de ce postulat que chaque individu a le droit de vouloir ce qu’il veut, n’en déplaise à tous les dieux, grands timoniers, petits pères des peuples : c’est en cela et en cela seulement que les hommes sont égaux.
Ce qui limite la libre volonté de chacun n’est pas alors la légitimité d’un pouvoir surnaturel, spirituel, intellectuel, idéologique, ou seulement celle d’un individu plus puissant que ses semblables, mais le frottement de toutes ces volontés les unes contre les autres. Les individus mis en tutelle (mineurs, malades mentaux, suicidaires en proie à une compulsion délirante) sont privés du plein droit de décision dans la société, mais n’en sont pas moins considérés comme des personnes ayant droit au maximum d’autonomie, limitée à cause de leur méconnaissance du danger qu’ils provoquent ou subissent.
Mais pourquoi conférer le droit de gouverner à chaque individu malgré l’énorme inégalité de talents et de qualités qui les opposent ? On peut répondre que ce qui le justifie, c’est l’égale potentialité de raison et de conscience morale que chacun a en soi, même si les circonstances ne l’ont pas développée au même point chez tous. Sans le nier le moins du monde, les lecteurs de ce blog ne seront pas étonnés qu’on cherche aussi à se tourner vers la tradition biblique. L’auteur de ces lignes la regarde comme une réflexion humaine (impulsée ou non par une intervention surnaturelle) se dégageant péniblement de la gangue mortifère du religieux pour se diriger vers ce qui fait la caractéristique novatrice de l’esprit évangélique, encore d’ailleurs bien engluée dans l’archaïsme à l’époque du Nouveau Testament. Une transcendance appelée Dieu s’y affirme ; dès le début l’homme est proclamé créé à l’image de Dieu ; à la fin du corpus, Dieu est défini comme l’amour absolu. Ce qui est donné comme essentiel à l’homme, même le pire d’entre eux, est de porter cette image de l’unique transcendance, c’est à dire la seule valeur qui mérite d’être considérée comme supérieure à toutes les autres. L’égalité entre chaque homme est alors fondée sur le postulat que chacun est capable d’amour. Cette capacité, étranglée certes par les égoïsmes et les circonstances, pousse tout de même les individus vers le contact et la solidarité. Dans ce schéma, la laïcité dépend de la fraternité et non de l’égalité ; comme la démocratie dépend de la laïcité, et non l’inverse.
En pratique, les démocraties modernes ont essayé de concrétiser leur fonctionnement en s’appuyant sur trois pôles : la représentation, la décision majoritaire, et ce qu’on appellera le contrat social, qui renvoie aux aspects constitutionnels et aux déclarations plus ou moins universelles, mais plus profondément à ce qui sépare de la barbarie ce que nous estimons relever d’une société civilisée. Ce troisième point est capital, car il fonde, non la démocratie, mais la société elle-même. Quelle que soit la décision majoritaire, c’est à dire la somme des volontés individuelles consentant à une mesure politique, il demeure un certain nombre d’éléments fondateurs dont la mise en cause détruirait le lien social, c’est à dire feraient que ma conscience ne se sentirait plus tenue de respecter les règles d’une société qui les violerait.
C’est là que réside la grande fragilité du triptyque démocratique, car chacun peut être tenté de répudier la société quand la décision majoritaire le heurte ou le lèse, surtout que les raisons ne manquent pas de débusquer les innombrables ratés de la mise en pratique des principes. Mais il n’y a pas d’alternative à la gestion de cette fragilité, sinon l’anarchie ou la mise en tutelle de tous les citoyens au nom de la cohésion sociale assurée par la prévalence intangible d’un pouvoir proclamé transcendant. C’est dans les pays où une religion d’État déiste ou athée règne de droit ou de fait que la laïcité est illicite et même souvent inconcevable a priori : ce qui n’enlève évidemment rien à la portée universelle du concept.
Dans l’organisation politique de la France, peut-être de par une histoire fortement marquée par les guerres de religion et l’échec de la constitution civile du clergé, l’exaltation de la laïcité, malheureusement restreinte au domaine religieux, a pris une place plus éminente qu’ailleurs. Elle s’est même aventurée plus loin que dans d’autres pays occidentaux, les États-Unis par exemple, dans le domaine de la lutte contre les sectes, ce qui implique la délicate opération de séparer la vocation de la jeune carmélite de celle qui se prépare à entrer dans l’Église philosophique Luciférienne (je ne l’invente pas), pour ne rien dire des partants pour la Syrie. Mais elle demeure foncièrement une laïcité d’abstention, consistant à installer un cordon sanitaire autour de certains espaces pour en tenir écarté le religieux d’un glaive de feu.
La laïcité d’exclusion a été une étape politique indispensable, mais est-elle tenable à long terme ? Hors de ce paradis laïque, on permet au religieux de continuer à prospérer en développant s’il le veut ses pires penchants, et à tester en permanence la résistance de la laïcité qui s’est interdit de porter les armes sur le territoire de ses ennemis. Ne doit-on pas appeler de nos vœux une laïcité bien plus offensive, qui porterait son exigence au sein même du religieux ? Mais le résultat escompté aboutirait alors à ramener le religieux ainsi nettoyé dans le domaine de la pensée au même titre que toutes les autres pensées politiques et philosophiques du monde. Est-on prêt à l’admettre chez ceux qui confondent laïcité, agnosticisme, et certitude athéiste ?
C’est là en tout cas qu’on ressent le manque d’un concept qui scinderait en deux le domaine que nous appelons globalement religieux, en distinguant ses aspects irrationnels, dangereux et coupables, de ce qu’apporte à la pensée humaine la réflexion sur la transcendance, son histoire et le donné culturel qu’elle a produit.
Concluons sur un texte comme toujours magistral de Paul Ricœur1 :
« On ne peut se contenter de faire abstraction des convictions. Il y a… à construire, à coté de la laïcité d’abstention de l’État, une laïcité de confrontation, de débat, qui est celle de la société civile… L’école est un bon exemple des travers propres à la laïcité à la française, elle en fait les frais dans la mesure où l’on considère que son rôle est de projeter sur la société civile la conception de la laïcité que nous avons attribuée à l’État. L’école est un foyer de totale neutralisation des convictions. On ne doit pas s’étonner de trouver comme résultat une société sans conviction, sans dynamisme propre qui va tout demander à l’État, ne serait-ce que pour alimenter le débat public sur les grands choix de société ».
Alain Barthélemy-Vigouroux
1 – Paul Ricœur, Revue Esprit, Janvier 1991.