L’amour de deux personnes est-il béni par Dieu ?
Il est étonnant que sur une soixantaine d’articles discutés par le synode sur la famille, on ne parle que de deux, relatifs aux « divorcés-remariés » et aux homosexuels. C’est donc sur ce dernier thème que nous essayons de prolonger ce qui a été dit dans d’autres articles, en particulier celui de Stan Predoine qui a l’immense avantage de parler d’abord de la situation concrète, vécue.
Il semble que le synode ait voulu aussi faire de la théologie pastorale, c’est nouveau, ce n’est pas anodin. L’Église avait pour habitude de se référer à un dogme situé dans une haute sphère et de l’appliquer aux situations concrètes. Or la théologie est faite par des personnes de chair et de sang situées dans le monde, réfléchissant en s’appuyant sur ce qui fait la pensée et la vie des hommes. Même si elle est issue d’une Révélation, la théologie ne peut pas se faire hors de cette réalité. Il ne s’agit pas d’adapter au monde des idées d’en haut (ce que bien souvent on a appelé « théologie pastorale ») mais de découvrir Dieu à travers nos vies terrestres.
Cependant, même en ce qui concerne les discours les plus ouverts, il semble que cette dimension ne soit pas encore vraiment prise en compte. Les Pères ont essayé de ne pas se cacher la réalité de la vie des hommes, c’est un premier pas, mais après ? Nous voudrions ici réfléchir sur ce qui sous-tend leur discours avant de nous intéresser au sens du mariage. Car finalement la différence sur le fond ne nous semble pas si grande entre les discours des « conservateurs » et ceux des « progressistes ». Et les quelques ouvertures à l’Eucharistie proposées par ces derniers aux « divorcés-remariés » ne devraient pas tenter les personnes concernées beaucoup plus que les refus des premiers.
Une vision des réalités hors de la réalité.
La vision du monde par les Pères synodaux est quelque peu inquiétante. Leur adresse aux chrétiens ne doit pas tromper : si elle évoque bien les difficultés dues à la vie contemporaine, les souffrances des hommes, elle hiérarchise de manière qu’il en ressorte d’abord que nous sommes coupables… mais avec circonstances atténuantes. Voir toujours le monde à travers le prisme du péché alors que Jésus témoigne avant tout de la libération, de la guérison, de l’amour du Père…
Et que dire des considérations sur la responsabilité de l’un ou de l’autre dans le cas de divorce, afin d’ouvrir peut-être l’Eucharistie à celui qui aurait subi et non décidé la séparation ? C’est à croire qu’un divorce serait une décision d’un instant, prise par l’un ou l’autre, comme si ce n’était pas le résultat d’un processus long, de tout un ensemble de facteurs qui interviennent dès le premier jour de l’union, processus dans lequel le péché est inscrit ainsi que quantité d’autres facteurs indépendants de la volonté des époux. Les Pères montrent là une méconnaissance profonde de ce qu’est l’union d’un homme et d’une femme. Ils ne donnent pas l’impression de connaître la réalité vécue autrement qu’à travers des textes, l’expérience du monde qu’ils revendiquent est peu crédible.
Le partage eucharistique au cœur de la vie chrétienne.
Les Pères ont maintenu pour le moment le refus de l’Eucharistie aux « divorcés-remariés » tout en insistant pour dire qu’ils font partie de l’Église et de la « communion spirituelle » entre chrétiens. Les Pères qui voudraient dépasser ce refus semblent le vouloir par compassion, mais avec finalement la même pensée sous-jacente sur l’Eucharistie. Cela pose problème.
L’Eucharistie n’est pas le don du corps de Jésus, que l’on pourrait refuser aux pécheurs, mais le don du Corps du Christ, et nous sommes le Corps du Christ. Le partage eucharistique est construction du Corps du Christ, ce Corps est fait de tous les membres de l’Église. L’Eucharistie fait l’Église, l’Église n’est pas un peuple dirigé par une hiérarchie suivant certaines règles (Droit Canon) qui définissent qui en est membre, mais le Corps du Christ dont les membres ont chacun leur place.
Refuser l’Eucharistie est de fait exclure de l’Église, parler de « communion spirituelle » est proposer un ersatz pour cacher la réalité. On ne doit pas communier« indignement » (St Paul), c’est-à-dire sans reconnaître le Corps du Christ, mais personne n’est digne sauf à être invité par le Christ. Le Christ rejette-t-il les « divorcés-remariés » ? Là est la question.
Cela signifie-t-il que tous peuvent communier, sans discernement ? Non pas, on peut imaginer des règles, des démarches nécessaires, mais exclure définitivement semble être antichrétien, ou alors il s’agit d’une exclusion de l’Église (une excommunication) et il faudrait y réfléchir à deux fois en prétendant que tel ou tel ne peut être dans l’Église du Christ (et pas seulement du pape). Ajoutons que par elle-même la célébration eucharistique est pardon et nous rend dignes (pour autant que nous le voulions) de partager le Corps.
Un discours fermé sur le dogme.
Les Pères, unanimes, parlent du « dogme » de l’indissolubilité. Disons-le tout clair, quand on parle de « dogme » si facilement, c’est une manière d’interdire le débat, voire la réflexion. Argument d’autorité un peu trop facile. Qu’est-ce qu’un dogme ? Voilà la question. L’homme est un être de relation, un faisceau de relations. L’homme est réponse à l’autre, et à Dieu, il n’est pas un « en-soi » posé de toute éternité. Il se construit à la lumière de l’Évangile, dans la suite de Jésus qui l’appelle à la liberté et à l’amour. Dieu est d’abord Amour, vivre en Dieu est vivre dans l’Amour. Tout acte d’amour (amour véritable s’entend, pas un ersatz) est divinisé par l’incarnation du Fils. C’est cela le fondement, donc le dogme, qui se décline en dogme de la Trinité, de l’Incarnation, de la Rédemption… Mais bien des autres dogmes sont plutôt des affirmations, importantes, issues de la réflexion de l’Église à la lumière de l’Évangile, qui peuvent être reprises à tout moment car l’homme n’est pas figé et découvre sans cesse de nouvelles voies. Cela semble bien le cas du « dogme de l’indissolubilité ». La question n’est pas qu’il demeure ou pas en l’état, mais s’arc-bouter sur la notion de dogme interdit d’avancer, c’est une façon d’utiliser Dieu pour interdire à l’homme de réfléchir, cela semble contraire à l’essence de notre relation à Dieu. Cette notion de dogme est fortement liée à une philosophie (platonicienne) qui place dans un ciel improbable (ou en Dieu) un dépôt intouchable qu’il suffirait de consulter pour diriger les hommes ici-bas. Cela est aux antipodes de la pensée contemporaine et ne tient plus la route. Une telle pensée ne laisse plus aux hommes que la possibilité d’adapter plus ou moins bien ces « Idées » à la vie concrète en marchandant les distorsions nécessaires pour ne pas finalement les exclure tous de l’Amour de Dieu. Les Pères « conservateurs » seraient en ce sens plus cohérents que les « progressistes » en refusant ces adaptations.
L’enseignement de Jésus.
Revenons à la question du divorce. Jésus a interdit le divorce, cela semble attesté, mais encore faut-il comprendre le contexte. Il semble ne pas s’être beaucoup intéressé au « péché de la chair », ce n’est pas cela qui ressort d’une lecture des Évangiles, même s’il y a des allusions.
Pourquoi l’Église s’est-elle concentrée sur cela ? À part Monsieur Freud, il doit être bien difficile de le comprendre. Elle a toujours été rigoureuse sur ce sujet (tout en tolérant nombre de dysfonctionnements qu’elle ne voulait pas voir, l’histoire est éloquente !) alors que le « Tu ne tueras pas » qui semble beaucoup plus impératif dans toute la Bible a subi bien des arrangements, et pas seulement de circonstance mais bien de fond (que l’on songe aux notions de guerre juste, ou aux exécutions pour la gloire de Dieu et encore maintenant la doctrine n’a pas changé).
En fait cet interdit par Jésus semble dicté par deux considérations. D’une part il s’oppose violemment à la répudiation, qui était un déni de justice, et ainsi il condamne tant le répudiateur que celui qui en profite (qui prend la femme répudiée). Jésus condamne ce qui est un déni d’amour. Par ailleurs Jésus est un prophète qui annonce le Royaume (le Royaume est là, on est déjà dans l’eschatologie), l’amour de l’homme et de la femme est la première marche de l’amour, fondement du Royaume, il est interdit de le casser. Si vous divorcez, vous détruisez cette œuvre d’amour du Père. Le divorce est alors un grand péché, directement opposé à l’amour du Père.
Mais dans le divorce il n’y a pas que le péché, il y a tout un tas d’événements (reconnus par les Pères) dont les époux ne sont pas personnellement responsables et qui mènent à l’impossibilité de la vie commune. Le péché n’est pas le jour de la décision de divorcer, n’est pas la décision (et son maintien dans le temps) de divorcer. Il se trouve dans tous les actes qui l’ont précédé et ont mené à cette impossibilité de vie commune. Quand le couple est défait, que ce soit par sa faute ou celle d’autres circonstances, le mal est fait ; reconnaître le mal dans le divorce est alors un principe de réalité. Il n’est pas question de minimiser le péché, mais de le placer où il est. Les Pères le placent où il n’a pas lieu d’être, selon eux le péché continue à être opéré tant que le divorce continue puisque c’est la décision qu’ils considèrent, décision qui est maintenue dans le temps, d’où le refus du sacrement de pénitence et ce qui s’en suit. Refaire sa vie est alors un péché qui en ajoute à celui de divorcer, car le premier péché est toujours là.
L’Église veut bien accueillir ces pécheurs, mais à moitié, comme si Jésus disait « tu es à moitié pardonné, spirituellement oui, mais sans possibilité de faire partie de mon Corps », ce qui semble tout de même une condamnation définitive assez contraire à toute la pratique de Jésus.
L’amour humain est une bénédiction.
Reste à considérer ce que peut être, dans la Foi, l’union de deux êtres. Jésus a vu dans cette union le signe de son amour avec le Père, et le signe de l’amour entre Dieu et les hommes. Ce serait la première marche visible de cet amour universel auquel il nous appelle. Alors l’Église a consacré cette union. Un chrétien et une chrétienne qui se donnent volontairement le sacrement de mariage, sont dépassés par ce don qui est sacrement de l’union du Christ avec son Église. Cet amour est indissoluble parce que l’amour du Christ pour son Église est aussi indissoluble 1.
Mais l’homme n’est pas Dieu et si le Royaume est parmi nous, il est encore en devenir. C’est cela le sens de l’eschatologie. Prétendre, le jour du mariage, que cet amour va persister parce que sacrement de l’amour divin, est une façon d’obliger Dieu, attitude non-chrétienne s’il en est. L’homme et la femme qui se donnent le sacrement s’engagent à tout faire pour pérenniser cette union, en ce sens elle est pour la vie, mais ils ne peuvent pas se prétendre maîtres de l’avenir, de tous les événements qui risquent de détériorer cette union. Tous les accrocs que les époux provoquent sont une trahison et participent au péché du monde qui est refus de l’amour. Là est le péché.
La rupture étant consommée, le pardon peut arriver, Dieu pardonne toujours. Le péché n’est pas la rupture, qui dure, mais ce qui a mené à elle. C’est en affirmant qu’il est dans la rupture que l’Église estime alors que le péché perdure et donc ne peut être pardonné. Si Dieu pardonne ce péché, qui ne demeure pas, qui est dépassé, pourquoi alors condamner d’autres unions ? Tout ce qui nous humanise est repris par le Christ pour être divinisé par la grâce de son Incarnation. L’amour de deux personnes, qui n’ont pas demandé le sacrement, participe à l’amour universel, il est un bien, comment peut-on le condamner ? Où est la liberté de l’homme s’il est condamné alors qu’il pose des actes d’amour au prétexte qu’il n’est pas en capacité d’en faire le signe visible, reconnu, de l’amour de Dieu pour son peuple ? Cet amour non sacramentel n’en participe pas moins à l’amour entre tous les hommes, il n’en est pas moins témoignage de l’Amour qui nous unit.
Lorsqu’il y a eu divorce, on peut comprendre que redonner le sacrement de mariage ne soit pas possible, ce pourrait être signe que l’amour du Christ pour son Eglise ne serait pas indissoluble. Mais pourquoi interdire de fonder un nouvel amour ? Au nom de quoi s’aimer est interdit ? Il y a les célibataires consacrés (« les eunuques pour le Royaume »), les autres hommes n’ont pas vocation à refuser cet amour. On les condamnerait à s’enfermer sur eux-mêmes ? Ne serait-ce pas le contraire du message évangélique ? La première union, indissoluble en droit, est dissoute en fait, cette réalité est incontournable. Prétendre interdire de fonder un nouvel amour, au nom du Christ, semble dire que le Christ n’accueille plus ces personnes. L’homme est fait pour aimer, c’est le fond de son être, et il est bâti tel que l’amour conjugal soit le socle de cet amour universel. On ne peut imaginer que le Christ accueille dans le pardon un être qu’il laisserait cependant mutilé, lui qui a passé sa vie à libérer et guérir.
Marc Durand
1 – L’Église, depuis des siècles, a condamné tout amour humain qui ne serait pas vécu comme sacrement de l’amour de Dieu envers les hommes, sauf si cet amour refuse son caractère charnel. A-t-elle réalisé qu’en agissant ainsi, elle a transformé en piège ce qui devait être un acte de liberté ? Bien peu parmi ceux qui sont « passés par l’église » pour se marier ont vu dans cette démarche la grandeur et la responsabilité de ce sacrement : être signe de l’amour qui lie Dieu aux hommes. Malgré toutes les préparations, tous les discours, pour la plupart des « bons chrétiens » et des autres le mariage religieux est simplement un acte pieux, demandant à Dieu de bénir leur amour. Et pour beaucoup une façon de se mettre en règle avec Dieu, puisque toute autre pratique était condamnée. En faire pour eux un sacrement, et de fait à leur insu, les a enfermés dans un piège. Si ce mariage se délite, les voilà condamnés définitivement, sans possibilité de rémission. C’est bien la pratique de l’Église qui a excommunié toutes ces personnes ; lourde responsabilité.