Le christianisme et la crémation
de Piotr Kuberski
Les éditions du Cerf, 2012, 499 p., 39 €
En 1963, l’Église catholique lève la condamnation qui pesait sur la crémation et l’on note aujourd’hui, dans tous les pays de l’Union européenne, une nette augmentation de ce rite funéraire : en France, le pourcentage des personnes optant pour la crémation a été multiplié par près de 50 entre 1980 et 2009. Une véritable révolution de société dont la problématique n’avait jamais été étudiée d’une façon aussi magistrale que dans cet ouvrage, d’une érudition prodigieuse mais d’une lecture aisée – grâce aux résumés qui scandent chaque chapitre – et même passionnante, vu les questions de tous ordres (religieux, philosophiques, politiques) qu’il traite en profondeur.
Le point de vue adopté est résolument historique : l’auteur, successivement, étudie la part de la crémation dans le monde romain, le monde biblique et le judaïsme, les premiers siècles de la chrétienté, le Moyen-Âge. Pour les temps modernes (du XVIe au XVIIIe siècle), la présentation se fait originale : si, dans les faits, l’inhumation reste massivement majoritaire chez les utopistes de cette période (More, Campanella, Cyrano de Bergerac, L.S.Mercier), la crémation est présentée comme un idéal : plus propre que l’inhumation, elle symbolise la purification par le feu et l’ascension de l’âme vers le ciel. À la boue terrestre s’opposent l’éclat de la flamme et la légèreté de l’air.
C’est dans la seconde moitié du XIXe siècle que la question éclate au grand jour avec une remise en cause argumentée de l’ensevelissement traditionnel par les partisans de l’incinération. Depuis longtemps déjà médecins et savants dénonçaient le danger des inhumations dans les églises et les cimetières urbains comme celui des Innocents à Paris (puanteurs méphitiques, épidémies) ; mais aussi les risques de mort apparente et de réveil au fond du cercueil, en cas de funérailles trop rapides.
De plus, dans le contexte de la IIIe République en France et du Risorgimento en Italie, le débat prend un tour idéologique : la crémation, pour les anticléricaux partisans de la modernité (francs-maçons, libre penseurs, athées), fournit l’occasion idéale pour combattre la place de l’Église catholique dans la société et sa mainmise sur la mort. On assiste alors, dans la presse, l’édition et le monde politique, à une querelle violente entre partisans et adversaires de la crémation De là, à partir de 1886, une série de décrets pontificaux qui interdisent aux chrétiens l’usage de la crémation comme contraire à la doctrine de l’Église.
Moins d’un siècle après, avec les débuts de Vatican II, la condamnation est définitivement levée en France. Solidement étayées par le recours à de multiples sources, les conclusions de l’ouvrage sont formelles : jamais l’Église ne s’est opposée à la crémation sauf à quelques reprises, il est vrai, mais dans des contextes polémiques (comme au XIXe siècle) où la crémation devenait l’arme de ses adversaires. Elle a suivi, le plus souvent, la pratique la plus répandue, celle de l’inhumation, qui correspondait à l’image théologique de la mort comme un sommeil et du cimetière (le dortoir, au sens étymologique du terme) où les morts attendaient le réveil.
Contrairement à une idée reçue, les cendres de la crémation n’apparaissaient pas comme un obstacle à la résurrection des corps, car à Dieu rien d’impossible ! Que faire, sinon, des martyrs ou de Jeanne d’Arc ? En ce domaine il ne faudrait surtout pas confondre la saine doctrine et les réactions instinctives de la sensibilité humaine qui peine à se défaire de l’image du corps et à retrouver le souvenir de ses morts dans une poignée de cendres. Ou pire encore, après la Shoah, à les imaginer dans le four crématoire qui remplace aujourd’hui le bûcher.
C’est pour cette raison que le véritable problème qui se pose aujourd’hui à l’Église c’est plutôt la situation de carence rituelle autour de la crémation : comment adapter la liturgie traditionnelle (indispensable pour apaiser les proches) à ces funérailles d’un type nouveau ?
Isabelle Vissière