Choses vues (ou entendues) n° 6 : « Immigrés » : les Pieds-noirs ?

Publié le par Garrigues et Sentiers

L’immigration est devenue un sujet éminemment « sensible » parce qu’au-delà des problèmes concrets, économique ou sociaux qu’il peut poser, il est devenu éminemment politique et même politicien, actuellement ardemment disputé. Dans tous les moments passés ou présents d’immigration vers la France, on cite rarement celle qui a été la plus importante par le nombre des personnes concernées et les conséquences de tous ordres qui s’en sont suivies.

De mai à août 1962, dès après le référendum sur l’indépendance de l’Algérie, en quatre mois, plus de 600.000 Français d’origine « européenne », que l'on appelait  aussi les « Pieds-noirs », ont quitté leur pays, l’Algérie, où ils habitaient parfois depuis plusieurs générations, pour gagner la France, traditionnellement qualifiée de « métropole ». On ne les y attendait pas, en tous cas pas en aussi grand nombre. Ils avaient été déjà près de 180.000 entre janvier et avril 1962. Certes, les chiffres avancés par les spécialistes ou les chroniqueurs politiques varient selon qu’on tient compte de retours ou de la présence de Français musulmans souvent décomptés à part. Mais l’ordre de grandeur est patent. Entre le moment où l’indépendance est prévue, celui où elle deviendra effective, et dans l’insécurité qui a suivi, après également les premières mesures du gouvernement algérien (1), c’est-à-dire jusqu’à la fin de l’année 1962, ils seront encore près de 200.000 à partir. Plus faiblement, le mouvement s’est poursuivi dans les deux années suivantes. En tout, autour d’un million de personnes arrivèrent en France et, pour près des deux-tiers, par le port (maritime et aérien) de Marseille où l’accueil fut peu cordial.

Si certains, en particulier les bénévoles d’associations caritatives, ont témoigné avec dévouement leur compassion pour ces « réfugiés », ils furent minoritaires. On a souvent rapporté une phrase du maire de la ville, Gaston Defferre, dans une interview à Paris-Presse concernant les arrivants : « Qu'ils aillent se réadapter ailleurs » (ou dans une version plus hard, diffusée dans les milieux pieds-noirs : « … se faire pendre ailleurs ». Peut-être exprimait-il simplement l’opinion d’une majorité de sa population, dont une partie allait jusqu’à l’hostilité déclarée, tels les dockers s’en prenant aux containeurs qui ramenaient quelques biens de ceux qu’on désignait comme « rapatriés ». Ceux-ci étaient considérés comme responsables de la violence et de la durée des « événements ». D’autres Marseillais ont abusivement profité de la situation de manque, comme les taxis embarquant à prix fort les arrivants, ou les hôteliers majorant le prix de leurs chambres.

Comme il est habituel dans « Choses vues », il n’est pas question de juger les tenants et aboutissants de la Guerre d’Algérie, ni de trancher qui avait tort ou raison. Quels qu’aient été les torts des « Pieds-noirs » dans le drame algérien, en particulier leur cécité sur l’état d’esprit de la population musulmane et leur incompréhension des réalités géopolitiques mondiales, il reste que les politiques menées en Algérie depuis des décennies, souvent hésitantes ou paradoxales (2), l’ont été, au fil du temps, par des gouvernements français, élus par les Français.

Tenons-nous en aux faits : dans l’année 1962, la quasi-totalité de la « colonie » française en Algérie s’est réfugiée en France, où peu de choses avaient été prévues pour un accueil si important, les autorités ayant tablé sur l’arrivée d’environ 400.000 personnes en 4 ans. L’organisation de la réception et des aides éventuelles a été compliquée à mettre en place, avec d’incontestable défauts ou erreurs dans les décisions, parfois une réelle pagaille. Il en résulta une certaine misère matérielle et psychologique frappant ceux qui étaient victimes de ce déplacement. Ils avaient tout abandonné, perdu non seulement ce qu’ils possédaient – souvent peu de choses car ils étaient pour la plupart petits employés, ouvriers ou agriculteurs (3) ; mais aussi leurs repères, leur cadre de vie, leurs souvenirs si importants dans leurs mentalités…

La population européenne de l’Algérie était, si l’on peut dire, multi-ethnique. Elle s’est constituée, par vagues, souvent de gens cherchant un avenir meilleur. On y trouve des Français poussés par la pauvreté (surtout après 1848, lorsque le processus de colonisation a été officialisé et a offert des possibilités d’installation favorables), déportés après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, en 1851, ou encore ressortissants de l’Alsace-Moselle refusant de devenir Allemands après la défaite de 1870. Aussi abondamment : des Espagnols (nombreux venus des Baléares), Italiens (surtout du sud de la péninsule), Maltais… et même Suisses (dès 1853).

Ces Pieds-noirs étaient-ils des émigrés, puisqu’ils quittaient leur terre pour un ailleurs, des immigrés puisqu’ils arrivaient dans un autre pays, même si celui-ci était leur « patrie » de référence, souvent explicite puisque beaucoup d’entre eux étaient ou se ressentaient « patriotes » français, voire nationalistes  ? Mais il est évident que le terme officiel qui prévalut : « rapatriés », supposant un « retour », n’était pas pertinent. En effet, une grande partie de cette population ne connaissait pas concrètement la France, n’y avait jamais mis les pieds, n’y avait aucune famille ni aucun bien, ce qui ne facilita pas son arrivée ni son intégration.

Des recherches sur cette période préfèrent parler d’« exode ». Le terme est plus exact si l’on suit la définition du Dictionnaire de l’Académie française (9e édition, en cours) : « Départ massif d’une population ou d’une partie d’une population, généralement à la suite d’un cataclysme, d’une guerre ou d’une crise économique » ; on pourrait ajouter à ces causes l’asile demandé contre des régimes dictatoriaux ou oppressifs.

Le million d’« immigrés » venus d’Algérie (et de toute l’Afrique du Nord avec l’indépendance du Maroc et de la Tunisie), a finalement, quoique parfois douloureusement, était intégré, redonnant un élan à la fois démographique, économique et social à certaines régions où on les avait dispersés. Ne pourrait-on tirer leçon de ce qui a été fait, ou pas fait, réussi ou échoué pendant les années d’adaptation de ces nouveaux venus, pour tenter de régler d’autres cas… ?

Marc Delîle

 

  1. L’« Association des oulémas musulmans algériens » avait posé, dès 1931, les principes de ce serait l’Algérie indépendante : « L'Islam est notre religion, l'arabe est notre langue et l'Algérie est notre pays ». L’opinion française a cru longtemps que la revendication d’indépendance n’était qu’un problème politique, on a oublié ou feint d’oublier sa dimension religieuse.
  2. La guerre a été en partie menée par des gouvernements socialistes (Guy Mollet), ou comportant des socialistes-en principe viscéralement anti-colonialistes. Sur les positions passées de la Gauche à propos de l’immigration, un intéressant rapport de la Fondation Jean-Jaurès du 24 janvier 2024, intitulé « La gauche et l’immigration. Retour historique, perspectives stratégiques », où les auteurs, socialistes eux-mêmes, analysent les positions de la gauche à ce sujet à travers tout le XXsiècle.
  3.  Les fameux « gros colons », grands propriétaires fonciers, qui ont joué un grand rôle dans le refus d’une évolution politique du statut des « indigènes » dans une colonie devenue départements français, avaient su prendre leur précaution antérieurement à cet « exode ».

Publié dans Réflexions en chemin

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