Pâques 2024
Si l’on parle de Pâques, il semble nécessaire de considérer comme un tout la période qui s’étend de la Cène du jeudi au dimanche matin. Après se déroulera le temps qui mène à l’Ascension et qui devrait nous faire méditer sur le mystère de Pâques et ses conséquences dans nos vies. Les trois jours qui mènent à Pâques nous offrent le sommet de la Révélation, il est impossible d’en faire le tour en quelques lignes (même en quelques livres). Nous allons donc nous limiter à une ou deux idées qui ne prétendent pas dire le tout de cette fête, mais proposer une méditation particulière.
Une première étape pour nous peut être une méditation sur la tentation. Le carême se situe entre la première et la dernière tentation de Jésus.
Le premier dimanche a évoqué Jésus dans le désert, au début de son « ministère ». C’était une sorte d’annonce, fils de Dieu peut-être, mais homme tenté directement par le démon. Déjà dans cet épisode dans lequel le démon n’est pas fourchu, loin de là, c’est au cœur de sa foi que Jésus est tenté : Satan utilise des paroles de Dieu pour en détourner Jésus, il est « satanique » ! Et Jésus se défend comme il peut en débusquant, par ses réponses, la perversité de son adversaire. Cette tentation proclamait la grandeur de Jésus (« si tu es le fils de Dieu »), s’il se laissait prendre, sa grandeur serait reconnue, mais son histoire s’arrêterait là, blocage mortel, alors qu’il est parmi nous pour ouvrir un avenir éternel de Vie. Le « oui » au Satan est chemin de mort, le rejet chemin de Vie.
La mission de Jésus va se clore avec la tentation de Gethsemani. Plus besoin d’un démon qui pervertit la parole de Dieu, c’est en lui-même que Jésus rencontre la tentation. Il savait, en montant à Jérusalem, qu’il empruntait un chemin ardu et dangereux. Au cours de la Cène, nous y reviendrons, il ne se fait plus d’illusions, il est au pied du mur, et maintenant, à Gethsemani, en face de son Père, comme il l’était au désert deux ans avant, il tremble. Non seulement il peut craindre les souffrances insupportables qui l’attendent et une mort probable, mais aussi il se heurte à l’échec de sa mission. Tout ça pour ça ? Le désespoir l’atteint, cette souffrance dépasse les bornes, d’autant qu’il est seul dans l’épreuve : ses disciples les plus proches dorment avant de s’enfuir comme l’ont probablement déjà fait les autres.
« Le Christ, pendant les jours de sa vie dans la chair, offrit, avec un grand cri et dans les larmes, des prières et des supplications à Dieu qui pouvait le sauver de la mort » (He 5, 7)
Mais aussi :
« Non pas ma volonté, mais la tienne. » (Lc 22, 42)
Tout son être résiste, et bien sûr la volonté de son Père n’est pas de le faire souffrir, mais de le voir fidèle. Il lutte jusqu’au moment du dénouement, l’arrivée de la cohorte et de celui qui le trahit. A ce moment il lui faut se reprendre pour poursuivre son chemin. Jean, qui n’évoque pas l’agonie de Gethsemani, insiste moins sur la tentation que sur le combat contre le démon tout au long de la Passion : juste avant la Cène, Jésus s’exprime clairement :
« Je ne m’entretiendrai plus guère avec vous, car le Prince de ce Monde vient » (Jn 14, 30)
et au jardin des oliviers, lorsque vient la cohorte, il montre sa détermination,
« Levez-vous, allons ! Celui qui me livre est tout près » (Mc 14, 41-42)
lui font dire Mathieu et Marc. Sa Passion se présente ainsi comme une lutte contre le démon qui habite les dirigeants qui le condamnent et la « foule » qui les suit, lutte jusqu’au bout dramatique. Il faut attendre la neuvième heure du vendredi pour l’entendre dire enfin « Père, je remets mon esprit entre tes mains »(Lc 23, 46) ou encore « tout est consommé » (Jn 19, 30). Peu avant il s’est encore écrié « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27, 46).
La vie publique de Jésus n’a pas été un long fleuve tranquille, mais encadrée par deux épisodes de tentation, de lutte directe contre le Mal représenté par le « Malin », qui en disent long sur ses combats tout au long de ces deux ou trois années.
Revenons à la Cène.
Les synoptiques (et Saint Paul avant eux) nous décrivent le dernier repas, avec la bénédiction du pain et du vin suivi du partage. Il s’agit bien d’un repas sacrificiel (même s’il ne se déroule pas le jour même de la Pâque) dans la tradition du Premier Testament : on partageait le repas avec Dieu, rite exécuté aussi chez les païens. Cette fois-ci le côté sanglant, douloureux du sacrifice est absent (le pain et le vin sont signes de la vie des hommes, et si le symbole du vin est aussi référé au sang, c’est que le sang était le signe de la vie). « Sacrifice » : ce qui fait du sacré, et le sacré est ce qui concerne la divinité.
La Cène est un repas sacrificiel en ce sens que Dieu y est totalement présent, il en est le cœur. Le partage du pain et du vin est rendu sacré par la présence du Père totalement présent dans la démarche du Fils. Cette présence de Dieu est en même temps action, la Parole de Dieu, le Verbe fait chair, est créatrice : elle crée le Corps du Christ qui est fait de tous ceux qui partagent cette nourriture. Parole créatrice que Satan transformait, avec les mêmes mots, en parole de mort. On est bien au cœur du sacré, de la vie de la Trinité. Et évidemment elle rachète du péché (séparation des hommes d’avec Dieu), non pas par la souffrance, mais par le don du Père en son Fils. Elle rachète de la séparation en nous incorporant à la vie de Dieu.
Chaque fois que nous réitérons ces gestes, cette Parole nous met au centre de l’amour de Dieu, c’est pourquoi ces gestes sont sacrés, font du sacré, sont « sacrifice ».
Il faut alors relire l’évangile de Jean. Lui n’a pas estimé nécessaire de rappeler la Cène, il commence par le lavement des pieds. Le partage du pain et du vin qui font le Corps du Christ ne peut se faire sans le service des uns envers les autres. A la représentation, par l’image du pain et du vin, du partage entre les hommes correspond le geste concret de Jésus, le Maître, lavant les pieds de ses disciples. Puis dans un long discours Jésus, au moment d’affronter la mort, l’échec de sa mission sur terre, instruit une dernière fois ses disciples en les déclarant amis et fils du Père. C’est parce qu’ils partageront l’amour qui s’exprime dans le service des uns envers les autres, qu’ils pourront vivre de l’amour du Fils pour le Père et que tous les gestes d’amour qu’ils pourront faire seront signe de la présence de Dieu parmi eux :
« Chaque fois que vous l’avez fait au moindre de mes frères que voici, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40).
C’est parce qu’il y a la Cène que ceci devient vrai. La Cène n’est pas un acte magique de « transsubstantiation », elle est l’acte par lequel Dieu transforme notre fraternité, au sens fort du terme, en en faisant son propre geste d’amour envers les hommes. Chez Jean, la Cène est un discours, une Parole créatrice, sommet de la mission du Fils, Verbe fait chair. Jean, quand son texte est écrit, a compris le sens de la Résurrection et c’est à partir d’elle qu’il écrit l’histoire de Jésus. Il s’intéresse moins aux détails concrets que l’on trouve chez les autres évangélistes qu’au sens de la Passion illuminée par la Résurrection.
Les synoptiques ont relaté la « consécration » du pain et du vin, Jean le service du lavement des pieds suivi d’une Parole, les deux sont des actes sacrificiels au sein desquels se trouve le Dieu trinitaire. Ce « sacrifice » vécu dans la Cène fonde la Nouvelle Alliance, celle que Jérémie a annoncée,
« Je mettrai ma Loi au plus profond d’eux-mêmes ; je l’inscrirai sur leur cœur. Je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. » ( Jr 31, 33)
Le vin n’est plus signe de sacrifice sanglant, ni du sang que Moïse projetait sur le peuple pour marquer l’Alliance d’alors (Ex 24, 8). Il est le signe de la vie offerte et avec le pain le partage de la vie de Dieu.
Après la Cène, après avoir surmonté la tentation de Gethsemani, Jésus n’a plus rien à rajouter. Il lui reste à affronter, pour témoigner, les pouvoirs qui ne sont pas de son ressort mais de celui des hommes, pouvoir religieux des grands prêtres, civil d’Hérode, colonisateur de Pilate, pouvoir du « Prince de ce Monde ». La plupart du temps il garde le silence car ils ne sont pas enclins à l’entendre. Dans ce périple, Jésus manifeste à la face du monde représenté par ces trois puissances, que Dieu n’est pas des leurs, sinon
« mes gens auraient combattu pour que je fusse pas livré aux Juifs » (Jn 19, 36), ou encore
« Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en haut » (Jn 19, 11).
La confrontation est radicale, et évidemment les pouvoirs humains auront le dernier mot. On peut comprendre le désarroi, le désespoir des disciples, désespoir qui a atteint Jésus dans les heures qui ont précédé. Désespoir que nous ne devrions pas occulter, il est souvent le nôtre, et c’est notre lot d’humains. Cependant le Verbe est bien présent dans ce combat, Jean montre comment c’est Lui, Jésus, qui mène la lutte, proclamant son lien avec le Père, tant chez le Grand Prêtre que chez Pilate, et d’abord dès le Jardin, lorsqu’il dit par deux fois « c’est moi » en réponse aux interrogations de la cohorte, il est le Fils et le proclame.
Sur la Croix, au dernier moment, Jésus a enfin dépassé son combat et remis son esprit entre les mains de son Père, buvant le calice jusqu’à la lie. Il a perdu sa lutte sur terre, ne reste plus que le recours à Dieu. Mais a déjà commencé le retournement de l’Histoire avec la Cène et le discours du Verbe le jeudi, avec la marche de Jésus vers son Père le vendredi, marche qui condamne Satan représenté par les pouvoirs politique et religieux, pouvoirs du « Monde ». Le samedi est ce temps suspendu où doit se jouer le basculement que personne n’attendait. Il fallait que Jésus ne ressuscite que le troisième jour, car dans la tradition du pays ce n’était que le troisième jour que l’on pouvait confirmer la mort (il en a été ainsi pour Lazare). Une tradition tardive a fait descendre Jésus aux enfers pour « sauver » tous ceux qui étaient morts auparavant. Cette descente aux enfers manifeste que le salut apporté par Jésus est universel, il ne laisse pas sur le bord du chemin des laissés pour compte. C’est l’humanité entière que Jésus est venu offrir à son Père en en faisant son Corps.
La Résurrection n’est pas un phénomène historique. Personne n’en est témoin, les disciples sont témoins d’un tombeau vide. Il leur faudra tout un temps pour comprendre que désormais le Christ vit en eux, que l’échec de la Croix, échec du Père qui est présent au Golgotha avec le Fils, est retourné en victoire. Cela se fera d’abord au cours des jours qui précèdent l’Ascension, mais cela durera des siècles et pour chacun de nous cette compréhension est à reprendre sans cesse. On est au point de retournement de l’Histoire.
L’écoulement du temps s’inverse. En un flux venant d’Abraham (d’Adam si on préfère) jusqu’à Jésus le temps s’est écoulé linéairement, découvrant au fur et à mesure la présence de Dieu parmi les hommes, dans son peuple. Désormais c’est le salut de la fin des temps qui dirige notre Histoire. Toute l’Histoire du Premier Testament est relue à la lumière de la Résurrection, toute notre Histoire prend sens dans l’assurance du Salut (c’est cela l’eschatologie). Jusqu’à Jésus le peuple d’Israël espérait en Dieu, attendait de lui la libération de ses ennemis, il vivait d’espoir...Désormais c’est l’espérance qui prime, fondée sur la foi en Jésus ressuscité, cette espérance est assurance et non simple espoir. Malgré toutes les vicissitudes, malgré les désespoirs qui nous assaillent constamment, l’espérance nous maintient droits, comme fils du Père, dans l’assurance que son amour est plus fort que la mort. Nous évoquions plus haut le désespoir de Jésus (et sa tentation) racontée dans l’épître aux Hébreux, mais la citation se terminait par
« et il fut exaucé en vertu de sa piété» (He 5, 7)
La « piété » étant la façon d’alors de signifier son obéissance. C’est la connaissance de la Résurrection qui nous permet de comprendre cette phrase, réponse à la supplication de Jésus d’éviter la Croix.
Il faudra méditer ce mystère au cours des 40 jours qui nous mèneront au point final de l’Ascension.
Marc Durand