L’universalisme de la Pentecôte face aux replis identitaires religieux

Publié le par Garrigues et Sentiers

Les conflits les plus meurtriers qui font notre actualité ont un point commun : ils se justifient de plus en plus au nom du dieu des religions du sol et de la race.

Déjà, en 2010, en réaction à l’intervention de l’armée d’Israël dans les eaux internationales contre des navires qui apportaient une aide humanitaire à Gaza, Régis Debray publiait un ouvrage sous forme de lettre ouverte à Elie Barnavi, historien israélien et ancien ambassadeur d’Israël en France (1). Il y soulignait le parallèle des attitudes des Etats-Unis d’Amérique et d’Israël vis-à-vis du droit international : « L’Amérique, c’est un grand Israël qui a réussi. Israël est une petite Amérique qui est à la peine, mais les deux ont pour point commun de n’avoir de comptes à rendre à personne – qu’au Très-Haut » (2).

Nul doute que l’intégrisme religieux ne soit aujourd’hui une des sources majeures de conflits comme le note encore Régis Debray : « On s’islamise côté Palestine ; on se judaïse côté Israël (en miroir, sinon avec les mêmes effets). L’identité de chaque antagoniste flottait entre chien et loup, le loup se précise. Ce n’est plus une querelle de mouvements nationaux pour une terre en dispute, mais entre deux blocs de foi, pour l’honneur de Dieu » (3).  Ainsi la rupture fondamentale passe moins entre des camps opposés, qu’au sein de chaque camp. C’est ce qu’affirme Elie Barnavi au terme de sa réponse à Régis Debray : « Oui, il y a bien deux Israël. Le mien, tourné vers le monde, séculier et rationnel ; et l’autre, idolâtre, centré sur une terre divinisée et prisonnier de croyances archaïques dont il fabrique une idéologie étrangement moderne, étrangère au sionisme classique comme au judaïsme rabbinique. Entre les deux, il n’y a pas de compromis possible » (4).

Devant l’échec de son « opération spéciale » en Ukraine, Vladimir Poutine embrigade la hiérarchie de l’Église orthodoxe russe. Dans un récent article publié par le journal La Croix, Jean-François Colosimo écrit : « Dans l’empire du potentat Poutine et du pontife Kirill un prêtre qui prie pour la paix est un parjure. Il se condamne à être traité en apostat, cet équivalent religieux du traître politique. C’est ainsi que depuis l’invasion de l’Ukraine, la chasse aux voix dissidentes qu’a décrétée l’Etat se déploie avec rage dans l’Église »(5). Il cite l’exemple du père Ioann Koval qui vient de subir un vrai procès stalinien qui l’a défroqué pour avoir changé un mot de cette nouvelle invocation liturgique imposée par Kirill : « Voici que la bataille est engagée contre la Sainte Rus’ pour diviser son peuple indivis. Lève-toi, ô Dieu de la force, afin de le secourir et accorde-nous la victoire par ta puissance ». Ioann Koval, pour qui la référence est l’évangile et non pas les rêves impérialistes de Vladimir Poutine, a changé le mot « victoire » par le mot « paix ». Pour avoir appelé à la paix, le tribunal ecclésiastique a jugé que le père Koval « a violé son serment d’obéissance inconditionnelle à la hiérarchie de l’Eglise en émettant une opinion incompatible avec le sacerdoce » !!!

Jean-François Colosimo conclut : « Après tant d’autres prêtres injustement destitués, Ioana Koval peut espérer, s’il réussit à s’exiler, voir son sacerdoce être restauré par le Patriarcat oecuménique de Constantinople. En attendant, la Russie est vidée peu à peu des ressources spirituelles qui lui  permettraient aujourd’hui de résister et, demain, de se régénérer » (6).

La liaison mortelle du spirituel, du religieux et du national a conduit le Christ à la mort. À des disciples qui, à la veille de l’Ascension, attendent enfin la concrétisation de leur plan de carrière : « Est-ce maintenant que tu vas rétablir le Royaume pour Israël » (7), les derniers mots du Christ seront de les inviter à « recevoir une puissance, celle de l’Esprit qui viendra sur vous » pour témoigner « jusqu’aux extrémités de la terre » (8). L’événement de la Pentecôte va se manifester par la capacité de tout être humain, quelle que soit sa langue maternelle, d’accueillir l’Esprit. La confiscation du spirituel par une caste nationaliste ou sacerdotale est abolie : « Je répandrai de mon Esprit sur toute chair, vos fils et vos filles seront prophètes » (9).

Certes, l’histoire montre la tentative toujours recommencée des institutions religieuses et nationales de récupérer cette liberté de l’Esprit. Mais elle témoigne aussi de sa renaissance permanente qui bouscule les laborieux efforts des pouvoirs pour colmater la brèche radicale ouverte par la Pâque du Christ et proclamée à la Pentecôte. C’est ce qu’a su exprimer, avec passion, Maurice Clavel : « Fameuse annonce qu’il n’y a plus de Grecs, ni Juifs, ni Romains, ni barbares, ni esclaves (...). C’est fait. Ce ne sera jamais fini, mais c’est fait. En langage familier, c’est parti. Il n’y a plus de nations ni de religions ni de races, mais enfin des individus absolus, seule Humanité. Nous sommes tous nés ce jour-là » (10).

Bernard Ginisty

  1. Régis DEBRAY : A un ami israélien, avec une réponse d’Elie Barnavi, éditions Flammarion Paris 2010.
  2. Id. page 96.
  3. Id. page 83.
  4. Id. page 156.
  5. Kirill est le patriarche de l’Église orthodoxe russe
  6. Jean-François Colosiùo est directeur des éditions du Cerf. Il a publié en 2022 La Crucifixion de l’Ukraine : Mille ans de guerres de religions en Europe, éditions Albin Michel.
  7. Actes des Apôtres, 1,6.
  8. Évangile de Jean 16,7.
  9. Actes des Apôtres 2,17
  10. Maurice CLAVEL (1920-1979) : Ce que je crois, éditions Bernard Grasset, 1975, page 286.

Publié dans Réflexions en chemin

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
L
Qu'il est important, et tout spécialement en ces temps-ci, de rappeler et de redire que a liaison du religieux et du national est mortelle. De par et d'autre "la lettre tue". Elle fait la mort des hommes, elle a fait celle du fils de l'homme.
Répondre