Choses vues (ou entendues) 4 : Les « étrangers » vont-ils peser sur la prochaine élection présidentielle ?
Il ne s’agit pas ici d’examiner l’influence que pourrait avoir Poutine ou le futur président américain. A trois ans et demi de la prochaine présidentielle en France, on voit les partis se déchirer sur ce que devrait être une loi sur l’immigration et même s’il en faut une. Si l’on veut porter un regard non partisan sur ce débat/combat, on constate deux aveuglements parallèles.
Les droites, même non-nationalistes, n’en veulent pas vraiment à cause, disent-elles, du nombre « invasif » des intéressés (quoique il reste sujet à des estimations très variables), coût de mesures qualifiées de « trop généreuses », inquiétude de la mise en question, par le mode de vie propre aux « arrivants », des « valeurs » de notre culture etc. Elles n’admettraient une éventuelle exception que si cette immigration pouvait rapporter à l’économie de notre pays.
La gauche a trouvé un moyen simple de régler le problème en affirmant qu’il n’y en a pas — ce que tous les sondages sur le « ressenti » (1) d’une majorité de Français contestent — et qu’il faut accueillir, par simple humanité et sans restriction, tous ceux qui frappent à nos frontières (lesquelles ne devraient d’ailleurs pas exister).
Il n’est pas facile de parler sereinement de cette question. Il y a trop de facteurs contradictoires relevant de l’économie, la sociologie, la psychologie, de principes humanistes, d’une religion… La preuve, on préfère parler d’« immigration », abstraction sentimentalement neutre, plutôt que d’évoquer les immigrés, avec leur fréquente détresse, ce qui impliquerait une primauté donnée à la prise en considération de l’aspect humain, c’est-à-dire l’introduction d’une dose de sympathie indispensable dans ce débat.
L’argument habituel pour justifier une large ouverture, c’est que la France a toujours été un pays d’immigration. Ce n’est pas évident, dans les conditions actuelles, avant le dernier quart du XIXe siècle (2),quand arrivent des vagues d’espagnols, d’italiens, de polonais, de portugais, d’arméniens, voire d’asiatiques. Et il est vrai que dans l’ensemble, ces populations, quand elles n’étaient pas simplement en transit de travail avant de rentrer chez elles, se sont bien intégrées. Certes on n’a pas évité des anicroches ponctuelles, en particulier quand il y a eu, localement, concurrence entre travailleurs français et étrangers (est-ce le germe de l’obsession de la « préférence nationale » ?), mais la plupart de ces gens, devenus français, se sont ressentis comme tels.
Dans l’intégration « exemplaire » de ces immigrés se situe le nœud des difficultés d’aujourd’hui, que l’on refuse d’aborder et encore plus de trancher, car il apparait « discriminant ». Dans la France laïque, traumatisée par sa longue lutte contre l’Église, on ne sait pas parler de religion. La plupart des migrants cités ci-dessus étaient de culture originellement chrétienne. Même s’ils n’étaient pas des « fidèles » de l’une ou l’autre Église, les immigrés de ces premières vagues partageaient une conception du monde et de la vie sociale plus ou moins commune à la nôtre. On pourrait comparer leur socle culturel à celui des philosophes des Lumières, qui ont manifesté un esprit critique plus ou moins violent à l’égard de l’Église romaine. Et cependant, beaucoup d’entre eux étaient marqués par celle-ci à qui ils restaient redevables de leur formation intellectuelle (3).
Les migrants actuels, venus d’Afrique du Nord ou des régions sub-sahariennes, sont majoritairement musulmans, religion respectable, mais dont les grands principes ne s’accordent pas toujours parfaitement avec les modes de vie traditionnellement vécues en France et en Europe. Notre conception de la laïcité leur reste incompréhensible et, pour certains, inacceptable. Depuis 1905 au moins, la politique est et doit être indépendante de la religion et ne pas chercher à influencer les lois du pays ; c’est un principe constitutionnel et quasiment « identitaire ». Une « Identité nationale » (4) n’est pas forcément nationaliste ; le plus souvent elle est d’abord culturelle. C’est un constat, non un jugement de valeur. On peut préciser que, selon le droit musulman — où le politique n’est pas indépendant du religieux — un fidèle doit obéir aux lois d’un pays où il réside et où il est minoritaire (sauf si les autorités de ce pays « gouvernent en dépit de ce que Dieu a révélé » (sic) (5). S’il devient majoritaire, il doit œuvrer à promouvoir l’Islam et à l’application de la Charia. Le multiculturalisme, prôné par certains, est-il viable dans ces conditions ? Oui à condition de ne pas en faire un levier de « séparatisme ». Le cas des arméniens est représentatif. Ils sont très attachés à leur culture originelle et la pratiquent, mais sont en même temps partie intégrante de la Nation.
Cet état des choses crée parfois des conflits d’intérêt. Pour une majorité de ces personnes, d’après les sondages, l’adhésion à la Umma, à la communauté de croyants, prévaut sur l’appartenance nationale. Est-ce sans conséquences ? Certes, nos modes de vie peuvent évoluer — si nous le souhaitons — mais jusqu’où et sur quels points ? Pour l’instant ils risquent de créer et créent des tensions, entre autres dans certains quartiers populaires. Il est évident que le succès de l’extrême droite dans une partie des classes populaires n’est pas sans lien avec ce fait. Refuser de le voir et de l’admettre, c’est faire « objectivement » le jeu de l’extrême droite.
Parmi les gens de droite qui, du bout des lèvres, accepteraient une certaine immigration, à condition qu’elle soit « choisie », domine l’idée que sans doute elle est économiquement nécessaire, mais qu’il faut s’en tenir à nos besoins. Pour être cynique, ce constat n’en est pas moins vrai. Que serait le fonctionnement de la restauration, des BTP, des hôpitaux, des soins à la personne sans l’apport de populations moins revendicatives, qui, surtout lorsqu’elles restent sans papiers, sont exploitées parfois hors de toute sécurité. Et ce parce que, chez eux, ces personnes seraient encore plus mal loties. Mais ne voit-on pas qu’en ponctionnant ainsi scandaleusement les travailleurs et aussi des élites des pays d’émigration, on les prive de leurs forces vives. Des milliers de médecins, formés dans des pays étrangers hors Union européenne, sont en fonction en France, d’après l’OCDE. Ne manquent-ils pas plus cruellement dans leurs pays d’origine plus « médicalement désertiques » que le nôtre ?
Une solution ne serait-elle pas — à nous collectivement de la rendre possible — dans la recherche pressante, réelle et précise des conditions d’un accueil humain, digne et supportable de l’afflux d’étrangers dans leur diversité : Qui ? Combien ? Où ? Comment ?… Cela suppose que l’on n’agisse plus au coup par coup dans un afflux incontrôlé et une urgence mal assumée, mais avec un véritable projet pour eux et pour nous. Cela reviendrait à trouver de bonnes manières de réception, donnant une perspective d’avenir aux arrivants dans l’ensemble du pays et au sein de la République. Qu’un véritable accueil, à l’arrivée, dépasse le stade d’une offre de café et de viennoiseries (et soit plus « accueillant » que celui des Pieds-noirs en 1962).
Parmi les questions à déterminer et à régler : 1° la localisation de la résidence, il vaudrait mieux profiter des régions démographiquement déficitaires, capables de recevoir plus facilement, et avec moins de réticences, que les banlieues, déjà en grandes difficultés sociales ; 2° des logements qui ne soient pas des bidonvilles ou des ghettos ; 3° un travail sans lequel les nouveaux arrivants seraient démunis une fois les possibilités d’« aides » épuisées et qui est un authentique facteur d’intégration sociale ; 4° une scolarisation pour les plus jeunes, gage d’une intégration « naturelle » ; 5° la prise en charge de la santé des arrivants ; 6° la reconnaissance des points de frictions possibles pour les dépasser. La question du voile, par exemple, n’aurait-elle pas pu être négociée, dès le début, avec les autorités religieuses musulmanes ? Si les cheveux doivent être couverts, nos grands-mères le faisaient avec un foulard, sans nécessiter d’être sous une « housse » de la tête aux pieds ; 7° la pratique de la langue française. Elle apparait comme normale, justifiée et finalement peut-être obligatoire. On ne peut y parvenir que si l’on a prévu suffisamment de lieux d’apprentissage. Bien d’autres questions se poseront encore, bien sûr. Par exemple, la durée de présence sur le sol français, ne pas s’illusionner trop sur les intentions de retours.
L’immigration est vraiment un problème majeur, même si certains ne le classent pas comme tel. Il ne semble pas actuellement en situation d’être réglé, car on ne perçoit pas d’intention de vouloir le résoudre autrement que par le déni ou l’interdiction. De toutes façons, il continuera à se poser autant que dureront les guerres, les famines, les gouvernements dictatoriaux, les aléas climatiques à travers le monde …
Face à ce défi, on peut souhaiter bien du plaisir aux candidats à l’élection de 2027.
Jean-Baptiste Désert
(1) Attention, la notion de « ressenti » est très ambiguë, elle sous-entend que ce qui est ressenti n’est qu’une impression dénuée de réalité. Souvenons-nous qu’une déclaration de Jospin sur le « sentiment d’insécurité » a peut-être contribué à son échec à la présidentielle de 2002.
(2) A moins qu’on intègre les «Grandes invasions» du IVe au VIe siècle comme une préhistoire de l’immigration en France. Mais méfions-nous de l’emploi du mot « invasion » qui a maintenant une résonance xénophobe. Rappelons qu’au XVIIIe siècle, les Français émigraient, vers l’Espagne par exemple (des maçons du Massif central…).
(3) Montesquieu a fait ses études à Juilly, collège oratorien, Voltaire et Diderot à Louis le Grand, collège jésuite, l’abbé Raynal (fervent anti-colonialiste) également chez les Jésuites, à Rodez (il entra même un temps dans la Compagnie !)…
(4) « Identité nationale », encore un mot mal vu par la gauche. Mais au nom de quoi la revendiquer pour les peuples anciennement colonisés et la refuser aux vieux pays très anciennement constitués en « patrie » ?
(5) Voir La Risala, « Epître sur les éléments du dogme et de l'Islam selon le rite mâlikite » par Al-Qayrawanî († 996) et David Cumin, « Le droit islamique de la guerre », Inflexions 2009/1 (n° 10).