Quex chose est Diex ? ou le bien est-il l’ennemi du bon ?
Jean de Joinville présentant sa Vie de Saint Louis à Louis X, ms. BNF, N.A.F. 4509, f° 1 (v. 1330-1340)
Seneschaus, fist-il, quex chose est Diex ?
Et je li diz : « Sire, ce est si bone chose que mieudre ne puet estre.
- Vraiement, fist-il, c’est bien respondu ».
Je ne sais pas si beaucoup de théologiens, ou même de simples fidèles, ont médité ce stupéfiant dialogue entre Louis IX dit saint Louis et son hagiographe Jean de Joinville, où ces deux personnages, sans aucune légitimité de la part du magistère ecclésial, tranchent en dix mots, avec une sérénité et une conviction de granit, une question qui engendre depuis la nuit des temps des océans de débats.
Je ne prétends aucunement que les conceptions théologiques de l’un comme de l’autre se limitaient à cette formule, même si elle sonne comme un condensé de leur foi. Je la propose à notre réflexion en la détachant de son contexte historique qui m’échappe comme sans doute à la plupart d’entre nous, et qui n’est pas en cause ici.
Quel contraste entre cette sobriété absolue et les épanchements infinis des discours de tous ordres qui attribuent, avec un impayable toupet, des myriades d’actions, paroles, pensées, volontés, intentions, projets, sentiments, à un être d’hypothèse aussi muet que l’ont fait prolixe tous ceux qui ont prétendu parler en son nom !
Je ne raye pas d’un trait de plume trempée dans l’encrier de Voltaire l’expérience des croyants, mystiques ou visionnaires qui ont cru sincèrement l’avoir rencontré derrière un pilier de Notre Dame de Paris ou ailleurs. Je dirai simplement que ce n’est pas mon expérience ni celle de milliards d’autres, et je cherche à définir et légitimer une voie qui permette à l’héritage évangélique de s’affranchir du passage par le point aveugle de l’acte de foi.
Pourquoi alors s’agripper au radeau de l’Evangile plutôt qu’à un autre, ou se laisser bercer sur le mol oreiller du non-sens universel ? C’est à coup sûr pour l’avoir reçu de notre entourage, mais quand on l’a gardé c’est surtout pour avoir pu ressentir le choc de l’aventure évangélique à travers l’épaisse gangue de sédiments archaïques, d’interdits et de simples niaiseries avec laquelle on nous l’a servie depuis l’origine.
Quand on y rencontre le merveilleux, le fantastique et le miraculeux, un tri doit l’assigner à sa place, qui n’est pas celle de l’insignifiance, mais du mythique. Ce que les Grecs ont nommé mûthos n’a désigné que plus tardivement une fiction littéraire, puis enfin une affirmation dépourvue de réalité. Le sens premier que lui attribue le Dictionnaire étymologique de la langue grecque de Pierre Chantraine est seulement « suite de paroles qui ont un sens ». Il y a dans le mythe un sens à percevoir, avec les outils de l’approche critique et l’attitude agnostique qu’elle réserve aux allégations surnaturelles. Le discours mythique ne peut légitimement conduire à faire taire le doute scientifique au nom d’une croyance garantie par une autorité, mais seulement à méditer l’intention de son auteur et l’écho qu’il éveille chez son destinataire.
Cette démarche trace la voie d’une approche du témoignage évangélique qui ne soit plus contrainte d’ajouter foi à ce qui dépasse notre conviction fondée sur l’expérience et l’observation de notre environnement. Elle permet de sortir de l’irritante problématique qui, dans la médiatique superficialité sondagière, questionne sur la « croyance en Dieu » pour mesurer l’attachement à la foi chrétienne ou autre : comme si la crédulité en était l’étalon et l’adhésion à la cosmologie biblique en était la pierre de touche. En élevant cette allégeance au rang de préalable, on a contribué largement à fermer l’Evangile à tous ceux pour qui cette entorse au bon sens était tout simplement inconcevable.
Néanmoins, celui qui a des raisons de s’approcher du noyau évangélique y rencontre fatalement Dieu. S’il se reporte à ce qu’en disent le roi et son sénéchal, ce Dieu est une chose. Scandale, diront beaucoup, qu’on pardonnera peut-être à des médiévaux que les modernes ont tendance à juger un peu bruts, mais inadmissible à nos époques. C’est pourtant la façon la plus respectueuse de dénommer ce qu’on se refuse à enfermer dans un des innombrables concepts, substances, êtres ou personnes qui ont servi à le faire.
Cette chose est définie comme un absolu : aucune autre chose qui serait meilleure qu’elle ne peut exister. Et enfin, elle est définie par un seul adjectif, « bonne » : c’est la bonté qui constitue sa qualité foncière. La question de savoir si une telle chose existe ou non est certes importante, mais elle est néanmoins d’autant plus oiseuse qu’elle est insoluble. On ne saura jamais si la « chose » a une réalité factuelle ou si nous en rêvons seulement, si elle est à l’origine de notre univers ou si elle essaye de le pénétrer pour donner un sens à son absurdité, ou encore si c’est nous, les êtres capables d’amour, qui la créons et la recréons obstinément et à l’aveuglette au cours des millénaires pour que ce chaos ait enfin la seule raison d’être digne de nous surpasser.
Ce sont en tout cas des humains qui s’y intéressent. Si cette chose se contentait d’une existence inerte, elle ne les concernerait pas. C’est dans le rapport qui peut s’établir entre nous et elle qu’elle peut avoir un sens pour nous. Ce rapport est caractérisé par sa bonté. La bonté est pour nous un mode d’action que nous connaissons en tant qu’humains, et qu’il nous arrive d’éprouver ou de pratiquer. Nous désirons tous en bénéficier de la part d’autrui, et si elle peut parfois nous paraître envahissante, c’est qu’elle quitte son espace pour se faire volonté de puissance.
La bonté et non le bien. Sur cette antithèse qui peut surprendre, il faut se reporter à un texte capital qui l’a détaillée avec une profonde pertinence. L’auteur du roman Vie et destin, Vassili Grossman, juif soviétique d’abord intégré dans la nomenklatura à l’époque stalinienne puis graduellement tombé en disgrâce à mesure que ses critiques s’enhardissaient, l’attribue à un de ses personnages, Ikonnikov, prisonnier dans un camp de concentration nazi, qui résume sa conviction dans ces quelques pages insérées dans l’œuvre.
L’implacable démonstration qu’elles déroulent mériterait d’être citée en entier tant elle est dense et condamne tout résumé à la fadeur. « Existe-t-il un bien en général, applicable à tous les êtres, à tous les peuples, à toutes les circonstances ? Ou, peut-être, mon bien réside dans le mal d’autrui, le bien de mon peuple dans le mal de ton peuple ?... Au bien des premiers chrétiens, le bien de tous les hommes, a succédé le bien pour les seuls chrétiens, et à côté existait le bien des musulmans... Et vivaient côte-à-côte le bien des riches et le bien des pauvres, et le bien des Jaunes, des Noirs, des Blancs... Et, se fragmentant de plus en plus, apparut le bien pour une secte, une race, une classe... Et les hommes virent que beaucoup de sang était versé à cause de ce petit, de ce mauvais bien, au nom de la lutte que menait ce bien contre tout ce qu’il estimait, lui, le petit bien, être le mal... Ces crimes inouïs, jamais vus encore dans l’univers entier, jamais vus même par l’homme sur terre, ces crimes sont commis au nom du bien ».
Mais « c’est ainsi qu’il existe, à côté de ce grand bien si terrible, la bonté humaine dans la vie de tous les jours. C’est la bonté d’une vieille, qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c’est la bonté d’un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d’un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. C’est la bonté de ces gardiens de prison, qui, risquant leur propre liberté, transmettent des lettres de détenus adressées aux femmes et aux mères »...
« Plus les ténèbres du fascisme s’ouvrent devant moi et plus je vois clairement que l’humain continue invinciblement à vivre en l’homme, même au bord de la fosse sanglante, même à l’entrée de la chambre à gaz. J’ai trempé ma foi dans l’enfer. Ma foi est sortie du feu des fours crématoires, elle a franchi le béton des chambres à gaz. J’ai vu que ce n’était pas l’homme qui était impuissant dans sa lutte contre le mal, j’ai vu que c’était le mal qui était impuissant dans sa lutte contre l’homme. Le secret de l’immortalité de la bonté est dans son impuissance. Elle est invincible. Plus elle est insensée, plus elle est absurde et impuissante et plus elle est grande. Le mal ne peut rien contre elle ! L’amour aveugle et muet est le sens de l’homme ».
Je ne commettrai pas l’anachronisme de créditer Louis IX et Joinville d’une pareille pensée. Mais elle cadre si bien avec leur formule qu’on peut se demander si elle ne les habitait pas sans qu’ils puissent percevoir l’étendue de ses conséquences. À sa lumière s’effrite l’image du Dieu des philosophes et des savants que Pascal répudiait jusque dans le secret de son pourpoint, celle d’une résurrection triomphante après l’épreuve à la façon des romans de chevalerie, celle des idéaux qui promettent, comme dans l’ode de Schiller, ce froid baiser au monde entier et finissent par engendrer bûchers, guillotines, crématoires et goulags. Nul ne sait « quex chose est Diex », mais nous savons ce que nous voulons qu’il soit pour être reconnu comme notre Dieu : l’absolu de la bonté en lutte au nom de l’amour à la fois contre le mal et le bien.
Alain Barthélemy-Vigouroux
puissamment aidé par Joinville et Vassili Grossman