« Choses vues (ou entendues) » 8 : Quand la « fin de vie » commence dès le début
Si l’on essaye de suivre le fil (embrouillé) des débats actuels sur le respect d’une vie depuis son origine jusqu’à son terme, on est bien obligé de constater que, si elle est relativement protégée dans le cours d’une existence (soins médicaux, abolition de la peine de mort…), elle l’est beaucoup moins à ses débuts (avortement) et à sa fin (« aide à mourir »).
Les débats et combats sur la fin de vie sont restés en partie nuancés. On s’est un peu écouté, de part et d’autre, et on a accepté d’examiner les opinions autres que les siennes. L’argument principal des partisans de la mort assistée, à savoir des souffrances intolérables subies par des malades dont le processus « vital » et plutôt « final », est bien sûr essentiel, à condition de prendre toutes sortes de précautions (se méfier des héritiers impatients, par exemple !). On peut leur opposer une solution réglant beaucoup de ces problèmes grâce aux soins palliatifs. Peut-être arrivera-t-on à une solution équilibrée respectant les personnes : le mourant, l’entourage et les soignants…
Plus complexe, la question de l’avortement. Elle semble réglée puisque la liberté d’y recourir est inscrite dans la Constitution française. On a entendu beaucoup de choses totalement contradictoires à ce sujet. D’une part, des Églises qui refusent tout avortement même lorsque la vie de la mère est en jeu ou après un viol. D’autre part, certaines militantes extrémistes de la cause considérant que c’était un moyen contraceptif parmi d’autres (chose que j’ai entendue, dans des cercles de militantes, dans les années 70 du siècle dernier).
La loi Veil du 17 janvier 1975 semblait contenter la majorité des intéressées, même si son application rencontrait parfois des difficultés pratiques. Le sort qui lui a été réservé, en rognant progressivement toutes les réserves de sécurité prévues par la loi initiale, tels le délai de réflexion ou l’allongement de la durée pendant laquelle une femme pouvait y recourir, etc., peut avoir rendu les adversaires de l’avortement méfiants (1).
Il n’est pas question, selon la « philosophie » des « Choses vues », de discuter du pour et du contre. On remarquera pourtant le paradoxe qu’il y a, dans un pays dont le taux de fécondité n’assure plus le renouvellement de la population, que l’État rembourse, au nom de l’égalité, un acte décidé par un particulier, alors même que ce geste n’est pas dans l’intérêt de la nation. Double paradoxe, puisque le pays est obligé de recruter une partie de sa main-d’œuvre parmi des immigrés, tout en refusant majoritairement leurs arrivées ?
Demeure un problème délicat, quand on y réfléchit sereinement. Les partisans victorieux de l’avortement — agissant au nom de la liberté des femmes et de la maîtrise personnelle de leur corps, cause juste en elle-même — n’abordent à aucun moment la question du fœtus. Il ne serait qu’une sorte de chose, presque un corps étranger plus ou moins menaçant, dans celui de la femme enceinte. Malheureusement, seuls les gens de droite semblent s’en préoccuper, quitte à ne pas s’intéresser, eux, au sort de la futur mère et à la possible « légitime défense » de sa propre intégrité physique ou psychique, que peut représenter un avortement (2).
Certes, on n’est plus au Grand siècle où il fallait avoir des enfants « pour donner des soldats au roi et des âmes à Dieu », mais la vie du fœtus, fût-elle en devenir, reste « humaine »… En fait, le droit français ne s’est pas réellement penché sur ce vide juridique, encore que le Code civil (Livre Ier, Titre Ier, Chap. II, Article 16) proclame que : « La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie ». Et, en 1984, le Comité consultatif national d’éthique a reconnu l'embryon ou le fœtus (stade atteint à partir de la 8e semaine de grossesse) comme une « personne humaine potentielle », ce qui lui confère une certaine protection. Il ne lui a pas attribué, toutefois, une personnalité juridique. On comprend bien la difficulté à donner au fœtus cette « personnalité », c’est à dire la reconnaissance d’une autonomie par rapport au corps qui le porte et sans lequel, il faut le reconnaitre, il ne pourrait survivre, car cela aurait pu remettre en cause la licéité de l’avortement.
Qu’est-ce qui justifie une IVG (à ne pas confondre avec l’IMG) ? « Chose entendue » de la part d’une infirmière comme un argument qui se voulait définitif : « Mais le fœtus n’a pas de raison ! ». D’abord, on ne sait pas trop ce qui se passe dans sa tête, alors qu’à la quatorzième semaine (date limite actuelle de l’avortement), tous ses organes sont formés. Sans doute n’est-il pas viable tel quel, mais il commence à ressembler à un petit humain, qui peut sucer son pouce et réagir aux sons perçus. Ensuite, se rend-t-on compte du danger d’une telle assertion ? Les fous (pardon, les personnes « en situation » d'aliénation mentale) aussi sont dénués de raison. Au procès de Nüremberg (1946-1947), on a condamné des responsables de leur extermination préventive dans l’Allemagne nazie (3). Et puis, pensons qu’un gouvernement dictatorial pourrait, avec cette justification, éliminer de la société des opposants politiques. On sait déjà l’usage que l’URSS faisait ou que la Fédération de Russie fait encore des cliniques psychiatriques …
On peut regretter que ce soit un député de droite, là encore, qui ait fait remarquer qu’on apportait plus de sollicitude pour la bio-diversité et la couvaison d’oiseaux des « zones humides » (4) qu’à de futurs fils et filles de l’homme et de la femme. Souvenons-nous des oppositions écologistes à un canal devant relier le Rhin au Rhône, parce qu’il devait traverser, et donc détruire, une telle réserve.
De fait, la question du statut du fœtus reste juridiquement et moralement ouverte, en tous cas non-réglée.
Jean-Baptiste Désert
1. Multiples réformes de la loi, dont on peut dire qu’elles sont de plus en plus « libérales », parmi lesquelles :
1993 : Entraver l’accès à l’avortement devient un délit.
2001 : Allongement du délai légal de l’IVG de 10 à 12 semaines de grossesse.
2014 : La notion de détresse est supprimée.
2016 : Le délai de réflexion de sept jours entre la consultation d'information et le consentement définitif est supprimé.
2021 : Conditions d’interruption médicale de grossesse pour les mineures non émancipées.
2022 : Allongement du délai légal de l'IVG de 12 à 14 semaines de grossesse.
2024 : La liberté d’accès à l’IVG entre dans la Constitution.
2. De rares théologiens ont « osé » user de la notion de légitime défense dans le cas où la vie de la mère était en grave danger.
3. La campagne Aktion T4 de la chancellerie du Führer a assassiné plus de 70.000 handicapés physiques ou mentaux, gazés ou empoisonnés, entre 1939 et 1941.
4. Le débat a repris en 2022 : cf. Alsace nature du 25 août 2022.