Le doute, élément constitutif du don de la foi

Publié le par Garrigues et Sentiers

La plupart des grands massacres du XXe siècle et des crises qui minent le début du XXIe siècle trouvent leur source dans la perversion d’idées généreuses en enfermement doctrinaires qui conduisent à la violence. Elle illustre le fameux propos de Pascal « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête »1. Et il est vrai que c’est au nom d’idées généreuses, que l’on pourrait appeler « angéliques », que se commettent trop souvent les plus grands désastres. Liberté, égalité, justice sociale, amour de son pays, liberté d’entreprendre, soumission à la loi divine autant de principes qui ont conduit l’être humain à se fourvoyer dans des pensées binaires conduisant à la violence.

Emmanuel Levinas voyait dans la pensée talmudique appliquée aux textes fondateurs de sa tradition le moyen d’échapper à cet angélisme meurtrier. « Il se trouve – et c’est là la grande sagesse dont la conscience anime le Talmud – que les principes généraux et généreux peuvent s’invertir dans l’application. Toute pensée généreuse est menacée par son stalinisme. La grande force du Talmud, c’est d’être la discipline spéciale qui cherche dans le particulier le moment précis où le principe général court le danger de devenir son propre contraire, qui surveille le général à partir du particulier. Cela nous préserve de l’idéologie. L’idéologie, c’est la générosité et la clarté du principe qui n’ont pas tenu compte de l’inversion qui guette ce principe généreux quand il est appliqué, ou, pour rejoindre l’image de tout à l’heure : le Talmud, c’est la lutte avec l’Ange »2.

Dans son ouvrage 12 leçons sur le christianisme, James Alison, prêtre catholique et théologien très inspiré par la théorie mimétique de René Girard, développe une anthropologie de la foi qui dissocie la notion de « révélation » de celle d’une « information » obéissant à la logique binaire du vrai ou du faux. « Que se passe-t-il quand une révélation se produit parmi les humains ? Un processus de découverte est enclenché. (…) Le corrélat anthropologique d’enseignement est apprentissage. Le corrélat anthropologique de révélation est découverte »3.

Ainsi, la démarche de foi, au sens biblique, ne consiste pas à picorer des versets dans les livres sacrés ou à vénérer des dogmes qui viennent conforter notre ego et nos idéologies.  Elle est une invitation au doute sur nos « certitudes » et au voyage au-delà de nos installations. « Nous nous découvrons étrangement inaccoutumés à nous-mêmes ;(…) Nous nous sentons inévitablement un peu perdus par rapport à celui ou à celle que nous pensions être, et dans l’obligation d’effectuer de nouvelles distinctions entre ce que nous croyons ferme et établi sur nous-mêmes et ce qui commence de nous apparaître clairement. (…) En d’autres termes, le doute est un élément constitutif du don de la foi, non une menace qui lui serait égale et opposée »4.

Et c’est l’espace de ce doute qui ouvre à tous les dialogues, à toutes les rencontres, non dans un universalisme abstrait, mais dans l’échange concret entre  des hommes pour qui la vérité n’est ni une marchandise, ni le totem d’un clan ou encore la justification de son ego, mais l’appel à une découverte sans fin. C’est l’entrée dans la grande fraternité des « pérégrinants » qui s’enrichissent mutuellement de la diversité de leurs itinéraires au lieu de se combattre au nom des frontières de leurs certitudes.

Bernard Ginisty

1 – Blaise Pascal : Pensées in Œuvres complètes, La Pléiade, Éditions Gallimard 1957, page 1170
2 – Emmanuel Levinas : L’au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Éditions de Minuit Paris 1986 pages 98-99.
3 – James Alison : 12 leçons sur le christianisme, Éditions Desclée de Brouwer 2015, page 34.
4 – Id. page 156.

Publié dans Réflexions en chemin

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L
Tout à fait d'accord avec votre exposé. Le doute est inhérent à la foi et l'enrichit constamment. L'interprétation des Ecritures ne peut être enfermée dans des dogmes intangibles. Une Tradition qui n'est pas ouverte à l'évolution est vouée à la disparition. C'est ce à quoi nous assistons pour le catholicisme malgré quelques apparences dues à la velléité de restauration d'une Eglise idéalisée qui n'a jamais existé mais correspondant dans ses pratiques à celle du 19° s., moment justement où elle était ébranlée dans sa prétention à régner sur les corps et les esprits. Sur les grands désastres que peuvent engendrer des idées généreuses, je vous invite à lire sur mon blog l'article "les invités au festin" avec l'évocation du fameux "compelle intrare" : http://www.bible-parole-et-paroles.com/2015/11/les-invites-au-festin.html
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L
"le doute est un élément constitutif du don de la foi, non une menace qui lui serait égale et opposée". Une révolution copernicienne face à toutes les fixations dogmatiques de la pensée,et un démenti cinglant administré à leurs doctrinaires ! On ne résiste pas au plaisir de mettre en avant, dans le si précieux développement de cette chronique de Bernard Ginisty, la lumineuse citation d'Emmanuel Levinas : « Il se trouve – et c’est là la grande sagesse dont la conscience anime le Talmud – que les principes généraux et généreux peuvent s’invertir dans l’application. Toute pensée généreuse est menacée par son stalinisme. La grande force du Talmud, c’est d’être la discipline spéciale qui cherche dans le particulier le moment précis où le principe général court le danger de devenir son propre contraire, qui surveille le général à partir du particulier. ». Que de principes, de règles et de normes, donnés pour intangibles, que de vérités tenues pour absolues, que la sagesse du doute et sa capacité d'objection viennent ainsi percuter ...
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D
c'est une façon de se situer du côté de la fragilité, comme Jésus, qui vit sa vie d'homme jusqu'au bout et ne succombe pas aux tentations de pouvoir; comme Dieu lui-même, qui, comme le père miséricordieux- de l'enfant prodigue- attend patiemment que son fils revienne sans qu'il puisse orienter ses choix de vie, et en se donnant le seul rôle du pardon et de l'accueil. Dieu fragile, mais tout puissant d'amour.
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K
Oui, nous en avons parlé plusieurs fois sur ce blog; mais il est indispensable de toujours le rappeler.<br /> Nous sommes toujours guettés par telle idolâtrie...telle idéologie...telle lecture fondamentaliste...<br /> Il est bon de rappeler Levinas et la pensée talmudique, toujours prête à remettre en cause, aller plus loin dans la recherche analytique, essayer d'adapter au monde d'aujourd'hui.......<br /> J'ai l'habitude de dire que si notre foi doit être porteuse de convictions fortes pour être vécue, il n'y a que l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette entre celles-ci et les certitudes absolues ( le fanatisme) Et cette épaisseur, c'est LE DOUTE...<br /> Robert Kaufmann
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B
"il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut" dixit Pascal dans ses Pensées. En effet au couple "foi forte/doute fort" s'est substitué celui de "foi faible/doute faible"; et quand la "foi" vient à disparaître ...Notons qu'il s'agit bien ici de "foi élémentaire", donc non nécessairement ou explicitement religieuse.
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