Le cinéma, reflet culturel d’une époque
Le cinéma, septième art, est l’art de notre temps par excellence. Né avec le vingtième siècle, il n’a pris la place d’aucun des autres arts : peinture et théâtre, photo, musique, littérature continuent leur vie propre, mais à côté d’eux, par ses moyens spécifiques, le cinéma se prête particulièrement bien à refléter, parfois à anticiper, l’air du temps. Car s’il est un art de l’image, et de l’image en mouvement, il touche aussi le spectateur par la parole et par la musique. Il peut donc faire venir au jour de nombreux aspects de la culture d’une époque.
Parmi les nombreux films qui offrent des reflets culturels de notre époque, retenons trois films récents. Ils présentent un double avantage : ils nous font rencontrer des figures très représentatives de trois générations : les trentenaires, les couples autour de quarante ans et les gens qui atteignent la cinquantaine ; et ils mettent surtout en lumière des personnages de femmes. S’il est un domaine où tout a beaucoup changé en l’espace de cinquante ans, c’est bien la situation des femmes dans la société. Ces trois films nous aident à percevoir des traits culturels nouveaux de notre société, et en particulier l’évolution de la place des femmes
La bataille de Solférino, de Justine Triet
Si vous souhaitez comprendre ce qu’il y a de nouveau dans les mentalités et les compor-tements de jeunes générations autour de la trentaine, ne manquez pas l’excellent film, très remarqué, d’une jeune cinéaste française, Justine Triet. Tout se passe en une journée, jour du deuxième tour de l’élection présidentielle, 6 mai 2012. Une jeune femme, Laetitia, journaliste d’une chaîne de télévision, doit suivre les événements et se rend pour cela rue de Solférino, siège du Parti Socialiste, au milieu d’une foule immense. Mais elle a deux petites filles, qu’il lui faut faire prendre en charge, et un ex-mari qui veut à tout prix venir voir ses filles ce jour-là. La cinéaste réussit avec brio à entrelacer la grande histoire, l’événement d’une élection présidentielle, avec la vie privée, vie affective et souci des enfants. Laetitia est dès le départ survoltée, tendue entre les enfants, qu’elle n’arrive pas à quitter, son nouveau compagnon qui se mêle de tout, l’inquiétude face à son ex et le travail professionnel. Quant au père des enfants, très bien interprété par Vincent Macaigne, il est lui aussi un mélange détonant de douceur, d’obstination, d’explosion de violence et de manque de jugement.
La longue dernière scène, où tous se retrouvent durant la nuit qui suit , est plus éclairante que bien des documentaires pour saisir des traits caractéristiques de cette génération : elle peut être en même temps foncièrement immature, pleine de fragilités, et capable d’assumer des responsabilités importantes ; vivre des moments d’explosion, de violence, par la parole ou par les actes, et manifester une grande douceur, un sens du dialogue, de l’amitié, du respect de l’autre ; l’attachement aux enfants, et des moments de complète irresponsabilité. On avait déjà écrit, il y a quelques années, « Interminables adolescences ». Ici plus encore s’étalent les contradictions d’une génération en pleine recherche d’identité, à la fois attachante et déroutante.
La vie domestique, d’Isabelle Czajka
Autre film révélateur de mutations culturelles spectaculaires. On suit une journée dans la vie de quatre femmes, proches de la quarantaine, Juliette est interprétée par Emmanuelle Devos, Marianne par Natacha Régnier. Elles ont fait des études supérieures, sont cultivées, viennent de s’installer dans des villas confortables de la banlieue parisienne, près d’un parc ; les maris ont de belles situations, proviseur d’un lycée ou cadres d’entreprise ; elles ont chacune deux jeunes et beaux enfants, Marianne en attend un troisième ; elles représentent donc la réussite sociale, elles ont, matériellement parlant, tout pour être heureuses.
Dès la première scène, un dîner avec une relation d’affaires du mari, un goujat mal élevé, on s’aperçoit que le ver est dans le fruit : Juliette se sent humiliée d’être réduite à un élément du décor, alors qu’elle espère le lendemain trouver un emploi. Par petites touches, à travers les rencontres et les petits incidents de la vie quotidienne, la cinéaste fait toucher du doigt la vacuité de la vie de ces femmes, enfermées dans la superficialité d’une réussite apparente. Les maris ? Ils sont sympathiques, fidèles, et même parfois attentionnés, mais ils sont accaparés par leur travail, absents, la relation affective relève désormais de la routine. Les enfants ? Il faut préparer leur petit déjeuner, les emmener à l’école, ils sont pleins de vitalité mais certains sont de vrais petits diables. Les amies, que l’on rencontre auprès de l’école ou en faisant les courses ? Des conversations très banales. L’environnement, ce parc magnifique près d’un lac ? Même là peut rôder l’inquiétude, une petite fille a disparu. Une seconde soirée, où l’on s’ennuie mortellement, vient le confirmer : tout se révèle factice. Pour la première fois, Juliette dit : non.
Au-delà des apparences de réussite, où donc trouver un sens à sa vie ? La vie dans cette Europe de l’abondance, qui fascine et attire tant de gens pauvres à travers le monde, est-elle en réalité si creuse ? La situation des femmes, qui a culturellement si profondément changé, les rend-elle plus heureuses qu’autrefois ? On pense évidemment à la phrase célèbre de Marcel Gauchet à la fin de son livre « Le désenchantement du monde » (1985) : « Le déclin de la religion se paie en difficulté d’être soi ». Nos sociétés, qui ont tant misé sur le progrès matériel, soulèvent avec d’autant plus de force la question de l’identité personnelle. Comment retrouver en soi-même, en profondeur, une source d’équilibre et de bonheur ? C’était déjà la question posée par Nietzsche au début de Zarathoustra. Aujourd’hui, il suffit d’aller au cinéma pour la rencontrer.
Blue Jasmine, de Woody Allen
La grandeur de Woody Allen dans l’histoire du cinéma ne se limite pas à son talent de metteur en scène. C’est toujours aussi les sujets abordés qui retiennent l’attention, et la profondeur des analyses qu’il propose. Et il s’attache souvent à la vie de femmes : « Annie Hall » avec Diane Keaton (1977), « La rose pourpre du Caire » avec Mia Farrow (1985), « Hannah et ses sœurs » (1986) « Une autre femme » (1989), « Alice » (1991), « Maudite Aphrodite » (1995), « Match point », avec Scarlett Johanson (2005), « Vicky, Cristina, Barcelona (2008). Venu du cinéma comique, il sait traiter les sujets les plus émouvants avec légèreté et humour, comme à vrai dire les plus grands auteurs comiques : n’était-ce pas le cas de Molière en son temps ? Woody Allen s’intéresse aux questions les plus fondamentales de la vie humaine, et il a toujours été un moraliste. Comme beaucoup de philosophes, et au cinéma comme Bergman avant lui, il délaisse désormais la question de Dieu, mais pas l’interrogation sur le sens même de la vie.
Que nous dit-il dans son dernier film, « Blue Jasmine », sorti en septembre, sur la culture de notre temps ? A sa manière toujours ironique et distanciée, il dresse un tableau sans concession de nos sociétés occidentales, il dénonce la finance qui mène le monde, l’argent par lequel on détient pouvoir et bonheur. Et cela retentit de plus en plus non seulement sur le mode de vie de tous, mais plus en profondeur sur leur mentalité, sur leurs désirs, sur le sens même de leur vie. Jasmine, personnage central du film (admirablement interprétée par Cate Blanchet), est l’exact opposé d’Alice, dans le film de 1991. Alice (Mia Farrow), vivait déjà dans la haute société new-yorkaise, sa vie baignait dans le luxe et la facilité, avec deux beaux enfants, quatre domestiques, mais elle était radicalement insatisfaite, elle avait toujours mal au dos. Finalement, après un détour auprès de Mère Theresa, elle est guérie et heureuse dans une vie simple et pauvre avec ses enfants.
Jasmine au contraire, comblée de cadeaux par son mari, qui la trompe allègrement, est heureuse dans cette vie de luxe, entourée de ses amies. Lorsque son mari est arrêté pour malversations financières, lorsqu’elle perd tout, la voilà désemparée, elle va se réfugier chez sa sœur, modeste caissière à San Francisco. Mais elle ne sort pas de sa bulle, elle demeure dans un rêve basé sur le mensonge, et elle échouera, telle une épave, sur un banc. Et les gens modestes qu’elle fréquente à San Francisco, s’ils gardent un peu mieux un attachement à certaines valeurs, ne sont pas épargnés par ce rêve de l’argent qui fait le bonheur.
Beaucoup de critiques n’ont retenu de ce film que la performance de Cate Blanchet. Le film de Woody Allen, sous sa légèreté habituelle, va beaucoup plus loin, vous le voyez : il pose la question de l’avenir de nos sociétés, emportées dans une fuite en avant qui entraîne vers le vide. Woody n’est pas La Bruyère, mais il n’en est pas loin.
Jacques Lefur