Mais où est passée la Provence ?
À propos de l’événement Marseille Provence 2013
La place de la langue et de la culture régionales dans le programme de Marseille Provence 2013
Quelle est la place de la langue et de la culture régionales dans le programme des manifestations liées à Marseille capitale européenne de la culture ? Contrairement aux craintes qui avaient été exprimées par certains collectifs d’associations régionalistes en amont de l’événement, on ne peut pas dire que ces aspects soient totalement absents. Bien au contraire, car les organisateurs ont pris soin de les faire figurer à des moments clefs du programme. C’est ainsi que l’ouverture même des festivités, le dimanche 13 janvier, a été marquée par un Hommage à Eugène de Mazenod, avec une messe solennelle suivie d’un défilé de groupes folkloriques et de gardians sur la Canebière. Dans la soirée, la troupe de Guy Bonnet a même joué Mireio de Frédéric Mistral aux Docks des Suds, dans un lieu culturel qui programme plus souvent des concerts de rock que ce type de spectacle. Ensuite, de nombreuses manifestations « provençales » ou « occitanes » ont été disséminées dans le programme tout au long de l’année, comme par exemple lors du festival Le Monde est Chez Nous, à Aubagne les 8 et 9 juin, qui a regroupé un ensemble assez important d’éléments traditionnels régionaux (entre autres : « 50 tambourinaires de Provence », « La Maresque », « Canta Carriera », etc.). L’opération TransHumance a elle aussi servi de prétexte pour affirmer autour de l’élevage ovin une identité régionale « traditionnelle ». Une course camarguaise et un balèti ont été organisés à Châteaurenard le 25 mai dans ce cadre. De même, à Arles, des joutes nautiques ont eu lieu le 8 juin, manière de réinventer autrement une tradition régionale plus connue sur la côte que dans cette ville même.
Tous ces exemples montrent bien que des acteurs de la culture régionaliste ont proposé des initiatives et que certains d’entre eux ont été entendus et associés au programme des festivités. Pourtant, lorsqu’on connaît l’importance des fêtes, du folklore et des traditions régionales dans la région, on reste surpris par le faible ancrage territorial de la plupart des manifestations programmées. Marseille Provence 2013 a plutôt fait le pari d’une culture « créative » que d’une culture « traditionnelle » et a mobilisé à cet effet de nombreux artistes contemporains, spécialistes des arts de la rue, de la mise en scène, et des parades urbaines.
Ce choix demande à être questionné, car la culture ici donnée à consommer semble pouvoir s’adresser à n’importe qui indépendamment de son origine, et pourrait avoir été créée dans l’importe quelle autre « capitale » de la même ampleur, sans que ne soient pleinement considérées les spécificités locales. S’agit-il de culture « prête à l’emploi » ? Déambulations, expositions et parcours d’art contemporains semblent avoir eu la faveur des organisateurs de l’événement, beaucoup plus qu’un travail sur des formes festives, culturelles ou linguistiques spécifiques à la région. Il paraît alors légitime de s’interroger sur les raisons, forcément complexes, de cette situation.
Les raisons de l’invisibilité de la culture provençale
Un premier facteur expliquant l’invisibilité – ou du moins, la relative discrétion – de la culture provençale dans l’événement Marseille Provence 2013 tient certainement à la culture professionnelle des organisateurs de l’événement. Si les plus radicaux des détracteurs n’hésitent pas à râler contre ce qui leur apparaît surtout comme « une affaire de parisiens », force est de constater que les équipes ont été recrutées d’abord sur leur capacité à créer des événements urbains, sans que la question de leur connaissance fine du territoire ne soit jamais vraiment considérée comme un critère prioritaire.
L’événement a d’abord été construit autour des compétences des artistes, des organisateurs d’événements et des communicants, c'est-à-dire autour de la notion de « culture cultivée », mais sans réelle concertation avec les spécialistes de la culture régionale, ni avec les sociologues et les ethnologues qui auraient pu expliquer de quoi la culture régionale provençale était faite.
L’événement répond aussi, à n’en pas douter, à des logiques qui dépassent largement le monde de la culture et concernent la restructuration de toute l’économie locale autour de la zone portuaire de Marseille. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que l’événement ait été orienté plutôt par des formules transférées depuis d’autres espaces urbains. L’héritage de Lille capitale de la culture 2004 ou celui de la biennale d’art contemporain Estuaire programmée depuis 2007 à Nantes, sont beaucoup plus présents qu’une réflexion originale sur le potentiel spécifique du territoire provençal en matière de culture.
Mais la culture professionnelle des organisateurs n’est pas la seule à mettre en cause car de son côté, la culture régionale provençale cumule certains handicaps qui la rendent particulièrement difficile à valoriser dans l’espace public contemporain. Il y a d’abord cette image négative que traîne depuis le XIXe siècle le folklore régionaliste provençal, toujours suspect de conservatisme, de passéisme, voire de sécessionnisme. Pour un certain nombre de gens, l’amalgame est vite fait entre ce traditionalisme régional et les mouvements identitaires ou xénophobes, dans une région où les flambées de vote extrême sont devenues monnaie courante. Il convient donc, pour beaucoup de décideurs, de mettre à distance une « culture régionale » qui n’a rien de politiquement correct, trop souvent associée à la fermeture et au repli sur soi.
Quant à la culture populaire marseillaise du XXe siècle, faite de stéréotypes et de galéjades depuis que les œuvres de Daudet et de Pagnol l’ont popularisée auprès du public français, est-elle même recevable au rang de culture légitime ? On en rit, tout au plus, mais cela se célèbre-t-il ?
Enfin, il ne faudrait pas méconnaître les luttes fratricides qui existent, autour de la quête de subventions mais aussi autour de débats idéologiques tous plus byzantins les uns que les autres, entre les différents représentants de la culture régionale, et notamment entre la version « provençale » et la version « occitane » de cette culture. Ces luttes et ces débats, toujours très partisans, sont extrêmement peu lisibles de l’extérieur, et donc très répulsifs pour des professionnels de « l’événement culturel » qui ne demandent qu’à faire leur métier, sans justement avoir à prendre parti.
Comment la situation pourrait-elle évoluer ?
Quelles que soient les causes, forcément complexes, de ce qui peut apparaître à la fois comme un rendez-vous manqué et comme un manque à gagner pour les différentes parties en présence, il convient de se demander comment la situation pourrait évoluer dans l’avenir. Ici, il ne s’agit pas tellement de proposer des remèdes, mais plutôt d’indiquer quelques pistes possibles de changement.
En ce qui concerne la programmation d’événements culturels à venir, une première piste consiste à encourager le dialogue entre les différentes catégories d’acteurs : mettre en présence les concepteurs d’événements, les artistes, les fonctionnaires territoriaux en charge de la culture, les élus, les chercheurs et les habitants est un préalable nécessaire, mais pas forcément suffisant, pour organiser un événement ou une action culturelle sur un territoire quel qu’il soit. Une autre piste revient à valoriser la connaissance du territoire en question et des spécificités locales, tout en veillant à éviter toute vision exclusiviste de l’identité locale ou régionale et en se posant en permanence la question des apports possibles des uns et des autres dans la culture du lieu. Une dernière piste renvoie à la capacité des individus à s’investir dans un projet au-delà des fonctions qui définissent les cadres contractuels de leur participation. En effet, la culture, comme les fêtes et les traditions, ne se décrète pas, et il est pour le moins naïf de penser qu’on peut « créer » de la culture comme on crée des objets d’artisanat régional.
Cependant, les pistes proposées ici supposent un travail considérable en amont de chaque événement culturel ou festif, de façon à bien connaître les acteurs et la configuration particulière du territoire sur lequel sera programmé l’événement en question. Pour le cas de la Provence, il conviendrait par exemple de mieux accompagner la création et la diffusion du théâtre amateur en langue provençale, si apprécié des provençaux, afin de le hisser au rang d’une création culturelle contemporaine digne de ce nom. De même, la présence de la langue dans l’espace public ne peut se réduire à de la signalétique si on veut qu’elle sorte de la marginalité et du folklore. L’exemple breton est là pour témoigner du fait qu’une politique volontariste en matière de valorisation des langues régionales ne rime pas forcément avec du conservatisme politique. Mais pour saisir tous les enjeux liés à la valorisation de la culture régionale, il est nécessaire aussi de former les cadres culturels territoriaux à l’histoire et à la culture régionale. À cet effet, il paraît urgent d’impulser une réflexion sur les relations entre culture régionale, politiques publiques et développement économique.
Il s’agit donc, pour faire évoluer la situation dans le sens d’une meilleure prise en compte du contexte culturel local, d’engager une réflexion fondamentale qui va bien au-delà de l’application managériale de recettes toutes faites, contrairement à ce que laissent croire certaines entreprises spécialisées dans la « conception événementielle » ou dans « l’industrie culturelle ». Bien sûr, le contenu de la culture est transférable, dans une certaine mesure, d’un lieu à un autre car les goûts du public peuvent à l’occasion se ressembler, surtout dans un contexte de mobilité où domine la culture de masse. Mais sans une connaissance fine du contexte social et culturel local, il paraît illusoire de mettre d’accord l’ensemble des acteurs d’un territoire, nécessairement différents et portés par des projets et des trajectoires à chaque fois spécifiques. Chaque événement culturel territorialisé devrait donc être attentif à doser le plus intelligemment possible les différentes formes de culture disponibles : culture de masse et culture cultivée, certes, mais aussi culture populaire et culture régionale. Mais cela suppose des moyens et un niveau de réflexion qui ne vont pas forcément dans le sens de la rentabilité aujourd’hui attendue des grands événements culturels.
Laurent Sébastien Fournier
L’auteur est ethnologue et sociologue, spécialiste des événements festifs et du développement culturel des territoires. Il est maître de conférences (HDR) à l’Université de Nantes et membre de l’Institut d’Ethnologie Méditerranéenne, Européenne et Comparative (CNRS, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, Aix-en-Provence).